Accueil > Etre femme et immigrée à l'époque de la construction navale à la Seyne-sur-Mer > Auxiliaire de puériculture à la crèche municipale de La Seyne dès 1961
Qualité du son : moyenne
Interviewer : Comment avez-vous entendu parler de cette crèche ?
D : Je connaissais les élus de la Seyne-sur-Mer, notamment Monsieur Toussaint Merle, le maire ; Josette Vincent, l’adjointe aux services sociaux, qui m’ont donc parlé, ayant eu mon diplôme d’auxiliaire puériculture, ils m’ont parlé de la structure et m’ont donné la possibilité de poser ma candidature.
Interviewer : Et quand vous êtes arrivée à La Seyne-sur-Mer, est-ce que vous aviez déjà entendu parler des chantiers ?
D : Alors, oui, je connaissais La Seyne-sur-Mer, parce que j’étais venue à un congrès de la jeunesse communiste et j’ai été frappée tout de suite par le côté cité ouvrière, ville ouvrière, par la présence des bâtiments, par la population aussi. Je me souviens du marché, du port et puis des chantiers et... parce que c’était assez surprenant par rapport à la ville de Saint-Raphaël, une ville essentiellement touristique et l’hiver... donc pas du tout la même population.
Interviewer : Pour revenir à la crèche du centre ville, donc la crèche municipale…
D : ... elle venait d’être ouverte, un an et demi auparavant lorsque j’y suis entrée, après candidature. La préfecture avait donné son accord parce que c’était une crèche d’entreprise à l’origine...
Interviewer : C'est-à-dire ?
D : Donc la présence des chantiers, et des femmes travaillant aux chantiers, permettaient, c’était assez nouveau en France, la construction d’une crèche pour les mamans qui travaillaient.
Interviewer : Donc essentiellement aux chantiers ?
D : Elle a été autorisée par rapport à la présence des femmes dans les chantiers.
Interviewer : Donc, la plupart des familles qui déposaient leurs enfants à la crèche.
D : Pour l’origine de la crèche, il faut dire que la préfecture, mettant les bâtons dans les roues à une municipalité communiste qui était fière, elle était faite, elle n’avait plus qu’à ouvrir, c’était la seule dans le Var, l’a empêché d’ouvrir pendant 2 ans. Et la mairie n’a eu de cesse de montrer la bêtise, l’absurdité et le besoin qu’il y avait dans cette ville. Parce qu’il est bien entendu, d’entrée les mamans ne se sont pas bousculées, qu'elles soient des chantiers ou de toute autre profession, puisqu’il y avait pas mal d’entreprises qui gravitaient autour des chantiers, y compris d’autres entreprises comme Boval qui était indépendante des chantiers, mais qui utilisaient beaucoup de femmes.
Interviewer : Boval ?
D : Alors Boval c’est une … on faisait des impressions de livres… une imprimerie.
Interviewer : Qui avait rapport avec les chantiers ?
D : Non, pas du tout non, justement à La Seyne, il y avait d’autres entreprises que les chantiers.
D : C’était nouveau, en plus la crèche. Dans l’esprit des gens dans les années 60, c’était tout à fait moderne, donc les mamans ne se sont pas précipitées. La première année, il y a eu essentiellement des mamans de familles nombreuses, des femmes de commerçants qui étaient bien soulagées de mettre leurs enfants. Et puis, bien sûr, les mamans des chantiers qui se levaient. Alors la crèche, pour cette raison, devait ouvrir de 6h30 à 7 heures du soir, donc une très grande amplitude, par rapport à l’ouverture des chantiers.
Interviewer : C’était nouveau alors, révolutionnaire comme conception ?
D : La crèche était révolutionnaire, le fait de se lever tôt dans les entreprises, non ce n’est pas nouveau. Dans toutes les usines dans lesquelles il fallait travailler, il fallait se pointer à 7 heures. Donc, pour qu’elles aient le temps d’arriver à l’heure aux chantiers, on a commencé pendant 2 ans, 3 ans, à ouvrir à partir de 6h30. Puis, on s’est rendu compte petit à petit que les mamans pouvaient grignoter 5 minutes et comme elles étaient en centre ville, elles étaient toutes proches des chantiers, en 5 minutes elles pouvaient être au travail, donc on a ouvert à 7 heures.
Alors elles faisaient le pied de grue, il fallait vraiment être à l’heure, elles nous donnaient leur petit paquet tout enveloppé, l’hiver surtout et, hop, elles filaient au boulot. Ensuite alors, il y a eu des demandes de toutes professions, surtout beaucoup d’enseignantes qui n’arrivaient que vers 8 heures.
Interviewer : Et comment avez-vous perçu les chantiers ? Par rapport à votre métier ?
D : Alors les chantiers c’était, la ville vivait autour des chantiers donc on ne pouvait pas les oublier, les sirènes…
Moi la première impression que j’ai eue en travaillant, j’ai mon vélo solex et si je me trouvais à la sortie des chantiers, à l’arrivée des ouvriers, je paniquais d’ailleurs dans une mer de vélo solex. Parce que c’était à l’époque surtout ça, mais complètement paniquée.
Ils envahissaient le port, la place de la Lune et l’artère devant la mairie. C’était incroyable et puis au niveau des arrêts de car. Parce que tous les vendredi soir, je rentrais chez mes parents à Saint-Raphaël. La crèche fermait à 7 heures. Je partais en courant sur le port. Je devais me frayer un passage à travers les ouvriers, me faufiler pour rentrer dans des cars absolument bondés, c’était incroyable !
D : Toni, qui lui avait vécu alors... Je sais pas si ça fait partie... ça fait rien je raconte ?
Interviewer : Oui, oui.
D : Qui avait connu une exode d’enfants de l’Italie très pauvre pour arriver en Lorraine, avec son père qui était devenu mineur lui-même, devenu mineur. Il a connu la fermeture des mines. Il rentre en métallurgie, connaît la fin de la métallurgie en Lorraine. Il immigre donc dans le sud, aux chantiers où on embauchait encore. Il devient grutier. Il était au sommet de ses géants et il connaît à son tour une préretraite, qu’il n’avait pas souhaitée d’ailleurs, parce que les licenciements commençaient.
Interviewer : On l’a mis en préretraite ?
D : En préretraite d’office. Donc, il a connu à son tour la fin des chantiers.
D : Toni était un ami proche, un camarade militant. C’était une vie extraordinaire pour être parti comme ça d’Italie, petit garçon, arrivé dans un pays avec le rêve du travail, du bien-être enfin ! Pour cette famille italienne, c’est devenu un homme avec un emploi assuré. Et là, il assiste à l’effondrement des mines d’abord et de la sidérurgie. Et puis il descend là où il y avait de l’embauche dans le midi et là, à nouveau, en fin de carrière, il a vécu le même drame et c’est à l’image de beaucoup d’hommes et de femmes dans ce pays.
Interviewer : C’est plutôt triste quand même ?
D : Oui bien sûr, c’est la perte d’emplois qui paraissaient assurés pour plusieurs générations, d’un savoir faire... oui c’est triste.
Interviewer : Et dans le militantisme, vous militiez pour quoi ? Uniquement pour les chantiers, ou il y avait un élan de militantisme ?
D : Oui les syndicats étaient très actifs, les partis politiques aussi. On œuvrait pour une vie meilleure pour tous les français et internationalement aussi pour la paix. Il y avait des guerres injustes.
Interviewer : Et pour les longues marches, pour la lutte des chantiers, vous aviez des réunions syndicales à l’intérieur de la crèche ?
D : Non, c’était d’abord les employés et les syndicats de la mairie.
Interviewer : Comment peut-on associer sa vie professionnelle, sa vie de femme avec des enfants et sa vie de militante ?
D : Ah bien on s’organise dans la journée. Il y a un temps pour tout, un temps le travail, pour l’information syndicale et un temps pour militer politiquement, ou dans d’autres associations comme le mouvement de la paix, le secours populaire et de multiples autres associations.
Interviewer : Il y avait beaucoup de femmes ?
D : Oui, autant que d’hommes.
Interviewer : Pour la présence des chantiers il y avait beaucoup d’ouvriers des chantiers, de femmes d’ouvriers qui travaillaient aux chantiers ?
D : Oui, beaucoup étaient femmes d’ouvriers des chantiers ou d’employés des chantiers et elles avaient un autre emploi…
Interviewer : Et quand il s’agissait de luttes pour les chantiers, qu’est-ce qu’il sortait de leur discours ?
D : Qu’il fallait crier haut et fort son mécontentement, demander des explications au gouvernement, aux fonctionnaires, aux grands patrons de ces entreprises et ne pas accepter comme ça ! Sans lutter.
Interviewer : C’était quand même une source de travail, les chantiers ?
D : C’était le poumon de la ville.
Interviewer : Donc c’est quand même joyeux ?
D : Ah oui, bien sûr !
Interviewer : La vie était joyeuse à La Seyne ?
D : Oui, la ville était très active, très agréable.
Interviewer : Et qu'est-ce qui rendait cette vie agréable ?
D : Le travail !
Interviewer : Je pense au lancement des bateaux, par exemple ?
D : Oui, le lancement des bateaux c’était carrément une fête. Et du haut des tours des premiers HLM, on pouvait voir la rade, on entendait les sirènes, on savait s’il y avait le lancement de bateaux.
Interviewer : Il y avait des sirènes spéciales ?
D : Oui et il y avait des seynois qui partaient sur le port voir ce lancement, oui c’est une fête ! Le travail, c’est source de vie !
Interviewer : Et la ville vivait au rythme des lancements ? Il y avait des lancements à quelle fréquence ?
D : Il faudrait demander ça à un homme des chantiers, je ne m’en souviens pas.
Interviewer : Vous êtes allée voir un lancement ?
D : De près non ! Du haut de mon balcon.
Interviewer : C’était un événement quand même.
D : Oui c’était un événement.
Interviewer : C’était beau ?
D : Oui, c’était beau.
Interviewer : Ça devait être impressionnant.
D : C’était impressionnant et, vu de près, c’était très impressionnant parce qu’il y avait des hommes sous l’eau qui enlevaient les dernières cales, donc le bateaux glisse dans l’eau et un concert de sirènes, une marraine, je pense qu’il y avait une marraine chaque fois, avec la traditionnelle bouteille cassée. Oui c’était l’objet de... oui c’est sûr... mais ça il faut le demander aux gens qui le vivaient.
Interviewer : Et la ville vivait autour des chantiers.
D : Énormément de commerces, d’entreprises qui travaillaient pour eux. La Seyne grouillait de monde ! C’est incroyable ! ...voilà... quand on voit ce que c’est maintenant...
Madame : Quand je suis arrivée à La Seyne, les chantiers étaient en plein essor, en pleine extension. C’était symbole de travail, de vie, de bien-être.
La cité Berthe commençait à être construite pour abriter les ouvriers des chantiers et toute la ville était florissante et en pleine extension.
[…] ensuite ça devient une période de lutte pour les sauver justement, pour sauver cette entreprise. Qui en plus avait un renom dans la construction navale, qui avait ses grandes qualités. Pour moi les chantiers sont synonymes de travail et de travail bien fait en plus.
D : Cette crèche a été construite pour les mamans qui travaillaient dans les bureaux parce qu’il y avait un bureau très important avec les dessinateurs... Il y avait un secrétariat très important et il y avait beaucoup de femmes... et puis toutes les entreprises qui travaillaient pour les chantiers. Il n’y avait pas que des hommes.
La crèche s’est construite comme un grand dispensaire, pour améliorer la condition de travail des femmes.
[…] Au cœur de la ville, c’est incroyable ! Une crèche ultramoderne... pour l’époque.
C’était un besoin pour la municipalité de faire une crèche. Il n’y avait pas que des mamans secrétaires, il y avait des ingénieurs, c’était ouvert à toute la population. En priorité si on travaillait aux chantiers. C’est une crèche dite d’entreprise mais au cœur de la ville, municipale, donc avec des gens de toutes conditions qui sont venus. La seule condition c’était de travailler, pour la maman.
D : Ce ne sont pas les patrons des chantiers qui ont conçu cette crèche, c’est la municipalité ; parce que pour la municipalité de La Seyne, les chantiers c’était vital.