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Etre femme et immigrée à l'époque de la construction navale à la Seyne-sur-Mer

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Transcription : Fille d'un grutier dès 1946 et femme d'un dessinateur des chantiers dès 1960

Collecteur : Prestataire exterieur
Langue : Français

Qualité du son : bonne


Présentation du témoin Écouter cette séquence

Interviewer : Mme ….. bonjour. Pouvez-vous vous présenter, pour commencer ?
Madame : Je m'appelle..., je suis mariée, je n'ai pas d'enfants. Ma profession est aumônier à l’hôpital de La Seyne.
Je suis fille d'un ouvrier au chantier. Mon papa a travaillé pendant 45 ans et j'ai aussi eu des oncles qui ont travaillé une trentaine d'années aux chantiers navals de La Seyne.
Nous avons connu les FCM, les forges et chantiers de la Méditerranée et puis les chantiers de la Méditerranée avec les évolutions.


L'embauche d'un père grutier Écouter cette séquence

Interviewer : Quel poste a-t-il occupé ?
Mme : Il était grutier. Il avait en charge la grosse grue du chantier, cette grue immense qui levait d'immenses tôles et qui aidait à la fabrication des bateaux.
C'était un élément pour amener les produits près des chantiers où on construisait les bateaux.

Interviewer : Comment est-il rentré aux chantiers ?
Mme : Mon papa est corse. Nous sommes corses. Mon papa s'est marié avec ma maman en Corse.
Il était agriculteur parce que ses parents étaient agriculteurs. Et puis, en 1946, mon oncle qui était gendarme et qui rentrait de la guerre, a appris qu'il y avait des embauches aux chantiers. Il l’a donc mis en contact et c’est donc par ce biais qu’ils se sont installés et qu'il a fait toute sa carrière aux chantiers.
Moi, je suis née à La Seyne. Mes parents sont venus en 1946 et je suis née en 1947.
Ils avaient la volonté de s'installer à La Seyne et de reconstruire autre chose, parce que l'agriculture baissait. Ce n'était plus les champs comme ils avaient connus et mon papa disait « bon il faut que je fasse autre chose ».

Interviewer : Il a donc saisi l'opportunité des chantiers.
Mme : Tout à fait. Mais il ne savait pas ce que c'était en définitive, parce qu'il avait toujours travaillé dans l'agriculture. C'était tout à fait autre chose pour lui, un nouveau travail.
Il n'a pas commencé en tant que grutier, mais je crois qu'il aidait à la construction des bateaux.
Je ne connais pas sa fonction première.
Nous avons vibré en grandissant avec les chantiers.


Le lancement des bateaux Écouter cette séquence

Mme : Ce qui m’a marqué le plus dans ces chantiers, c’était les lancements de bateaux. C'était la fête pour nous.
Je me rappelle papa qui venait et qui nous disait « je vous ai obtenu des places pour le lancement ».
Nos yeux n'étaient pas assez grands pour voir cet immense bateau, cette immense masse sur cale qui partait vers la mer. C'était impressionnant. Il y avait la marraine et le curé qui arrivaient. C’était tout un cérémonial, le lancement et c’était la fête.
Un lancement qui m’a particulièrement marquée, c’était le Sageford, un bateau de croisière.
On avait eu la permission de monter à bord et là c'était le nec plus ultra de la fête.
On a visité des cabines luxueuses. J’avais 16 ou 17 ans. C’était Noël et ça c’est un souvenir extraordinaire.

Interviewer : A combien de lancements de bateaux avez-vous participé ?
Mme : Je ne sais plus. Souvent on y allait, on partait en famille. Nos yeux n'étaient pas assez grands pour voir tout ce cérémonial. C’était très beau et émouvant.
Tous ces hommes qui ont construit des bateaux et ces bateaux qui partaient doucement à la mer. J'entends encore le bruit, ça m’a marqué. Le bateau était sur des cales énormes et il fallait les enlever pour qu'il glisse.
Il y avait des ouvriers tout le long, de chaque côté, habillés de blanc et tâchés de cambouis qui frappaient à coup de massue pour les enlever. C’était une harmonie entre eux. Il ne fallait pas qu’il y ait de la dissonance. J’entends encore le bruit de ces marteaux. Une fois ôtées, le bateau partait doucement et il était livré à la mer.

Interviewer : C'était une grande fête ?
Mme : C’était une fête. Il y avait du champagne. Les officiels se réunissaient.
Je me rappelle qu'une fois la marraine n'était pas arrivée à casser la bouteille de champagne sur le bateau pour le baptiser. Cette femme qui arrivait comme ça pour être la marraine d’un bateau qui allait transporter des milliers de gens, des marchandises parce que ce n'était pas toujours des bateaux de croisière.
J’avoue que les lancements de bateaux, c'était pour moi quelque chose d'extraordinaire.
Et puis on a vibré aux chantiers, parce qu'il y a eu aussi des moments très difficiles.


Les manifestations et les aides sociales Écouter cette séquence

Mme : Il y a eu des moments ... les grèves par exemple. Pendant des jours et des jours le personnel était devant la porte des chantiers. On leur apportait à manger. Ils voulaient obtenir des augmentations, des conditions meilleures. Ils se sont battus de manière extraordinaire et ça durait des jours.
Je me rappelle qu’à un moment, ils donnaient des sacs de pommes de terre aux familles parce qu'on n'avait plus d'argent. Il y avait des familles qui n’avaient plus d’argent et il fallait bien les nourrir. Ça a été des moments très douloureux.

Interviewer : Quand vous dites des jours ?
Mme : Ça pouvait durer un mois, voire peut-être plus. Les personnes se sont battues pour obtenir des conditions de travail meilleures et puis pour obtenir que ces chantiers avancent avec le temps.
Malheureusement, c’était tout à fait autre chose en 86. Il n'y a plus rien eu, c'était le désert.

Interviewer : Est-ce que c'était pressenti ?
Mme : Oui peut-être. Papa nous disait des fois que ça n’allait pas durer avec le changement de vie, avec ces politiques.
Je me rappelle très bien que même monsieur le curé, qui était à l'époque Antoine Carli, s'était impliqué.
Il était devant, en-tête, pour défendre ces ouvriers et cet outil de travail. C’était au début des années 80.
La page est tournée. Ces moments-là ont été très durs.
Aux chantiers, on avait une belle vie. Il y avait peut-être 5 000 personnes qui y travaillaient. On avait l'infirmière des chantiers qui passait à la maison pour voir comment ça allait, pour voir si on allait bien.
J’étais toute gamine. On avait aussi l'assistante sociale, en cas de problème. On avait les Noël. C'était la fête, les enfants étaient gâtés, il y avait des spectacles.
On était bien aux chantiers de La Seyne.
Aujourd’hui, la page est tournée et on ne peut pas rester sur des émotions. Il faut avancer dans la vie. Maintenant c'est autre chose. On a fait quelque chose de beau maintenant, mais j'avoue qu'aux chantiers on a bien vécu. Les personnes qui ont travaillé et qui ont vécu des chantiers, ont bien vécu.


La Seyne à l'époque des chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Est-ce que vous habitiez en ville ?
Mme : Oui pratiquement. On habitait près du parking Martini.

Interviewer : Vous étiez donc dans le tumulte des chantiers ?
Mme : Tout à fait. Et puis moi j'ai connu mon mari qui y travaillait en tant que dessinateur. Je l'ai connu deux ans avant que ça ferme. Il a également participé à la construction. Chaque maillon de la chaîne participait. Ça faisait vivre la commune et les communes environnantes. La commune était florissante. Il y avait de la vie.
J’ai entendu ce matin à la radio que de La Seyne sont parties 2 600 personnes. Ceci explique cela. Les chantiers amenaient du monde. Les impôts étaient peut-être moins chers. On arrivait à moins payer d’impôts parce qu‘il y avait un apport des chantiers, alors que maintenant c'est une ville qui est la plus imposée.
2 600 personnes qui sont parties, alors que toutes les autres villes du Var ont eu un apport. Ça m’a fait un peu mal.
Quand on arrivait, avant, à La Seyne, on voyait ce pont qui se baissait, qui se levait, c’était vivant. Aujourd’hui, il est statique.

Interviewer : Mais il est encore là !
Mme : Et Dieu merci. Il faut le protéger. On peut ainsi raconter à nos petits-enfants ce qu’il s’est passé.

Interviewer  : Pouvez-vous me parler de la vie à La Seyne pendant les chantiers  ?
Mme : Il y avait des commerçants. C’était vivant. Je n'ai jamais vu des commerces fermer, comme on le voit depuis la fermeture des chantiers.
Le marché, c'était quelque chose d'extraordinaire et tout ça grâce aux chantiers. Le marché était vivant, il y avait beaucoup de commerçants. Pour le marché, c’est aussi à cause des grandes surfaces. Mais tout partait des chantiers.

Interviewer  : Tout était rythmé en fonction des chantiers ?
Mme : Oui. La ville vivait grâce aux chantiers, parce qu'il y avait des apports. Il y avait des familles qui venaient s’y installer. Mon papa est venu de Corse pour s’y installer et il est resté. Je connais des personnes qui venaient de l'Italie et qui se sont installées à La Seyne pour travailler aux chantiers.
Vous savez, les chantiers c’était multiracial, multiconfessionnel et on vivait dans une très bonne harmonie avec les italiens, les espagnols, lespPortugais. Maintenant on a du mal à vivre en bonne intelligence...


Les horaires, la sirène et la clinique des chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : J'aimerais que vous me décriviez une journée rythmée par les chantiers.
Mme : Je voyais mon papa partir très tôt. Les derniers temps de sa carrière, il travaillait la nuit et le jour.
Il travaillait la nuit, il revenait à 5 heures. Il se reposait un peu et il repartait vers 10, 11 heures. C'était dur.
Je me rappelle qu'il ne fallait pas faire de bruit. Maman nous disait « Papa vient de rentrer, il ne faut pas faire de bruit, il faut qu'il se repose ».
C'était dur pour nous car on était assez petites et c’était difficile de ne pas faire de bruit.
Il travaillait davantage, pour améliorer le quotidien. Il ne lésinait pas à faire des heures supplémentaires.
On avait la possibilité de faire des heures supplémentaires, ce qui améliorait le quotidien des familles.
On pouvait avoir un salaire décent.

Interviewer : C’était donc de son propre chef, de travailler de jour et de nuit ?
Mme : Tout à fait. On lui proposait et il avait décidé, pour améliorer l’ordinaire, de travailler le jour et la nuit pour avoir une paie plus conséquente. Il partait, il revenait, on déjeunait à midi et il repartait. Il y avait une sirène.
On vivait au rythme de la sirène. On ne regardait même pas l’heure sur le réveil. 7h15, 13h15, on se disait que c’était la rentrée des chantiers. On vivait à ce rythme-là dans notre tête. On ne regardait plus la pendule en se disant « Quelle heure est-il ? ». Ça rythmait notre vie.

Interviewer : Vous l'entendiez de chez vous ?
Mme : Tout à fait. Nous étions au centre-ville mais on l’entendait de loin. C’est vrai qu'en 86, ça nous a manqué.

Interviewer : Vous êtes née avec la sirène des chantiers finalement.
Mme : Tout à fait. Je suis née à la clinique des chantiers. Les chantiers avaient même leur clinique.

Interviewer : Elle était où cette clinique  ?
Mme : En face de la porte principale. C'est démoli. Ça me fait de la peine que ce soit démoli.
Combien de seynois sont nés dans cette clinique ?
J’ai des amis que je vois régulièrement. Quand on évoque ça, c’est quelque chose de magnifique.
Il y avait aussi sur le côté des petites maisonnettes. C’était là où il y avait le SAMU social et l'infirmière.
Quand on était nourrisson, on nous menait à la pesée à la PMI et après pour les vaccins. On ne connaissait que ça. Il y avait d'autres infrastructures à la ville, mais nous, on allait aux chantiers parce que c'était pris en charge par l'entreprise.
On a bien vécu avec le chantier.
Et puis quand les hommes se battaient, c’était douloureux. Ils avaient de grandes convictions.


Il suivait le mouvement Écouter cette séquence

Interviewer  : Votre papa faisait-il partie du mouvement syndical ?
Mme : Non, il avait sa carte d'adhérent, mais il n’était pas militant. Quand il fallait faire grève, il la faisait.
Il suivait le mouvement.

Interviewer : Et ses collègues suivaient le mouvement également ?
Mme : La plupart.

Interviewer : Dans ces moments-là, il n’y avait donc plus personne aux chantiers.
Mme : Non et en plus, ils interdisaient de rentrer. C’était des luttes très rudes. Ils barraient les portes.
Gare à celui qui voulait rentrer travailler le jour de grève.

Interviewer : De jour comme de nuit ?
Mme : De jour comme de nuit. Je me rappelle des grands feux qu’ils faisaient devant la porte des chantiers pour se réchauffer ou pour faire cuire de la viande. Je n'ai plus souvenance des dates mais c’était une époque très forte.
Petites, on avait même peur parce qu'il y avait des voitures qui passaient dans la journée, ou en début de matinée « Voilà, il y a encore grève aux chantiers ». C'était impressionnant pour nous. Ces hommes qui étaient forts dans beaucoup de sens.
Je parle avec beaucoup d’émotion. J’ai des souvenirs vraiment extraordinaires des chantiers.

Interviewer  : Il y a aussi eu de belles périodes, des périodes fastes.
Mme : Tout à fait. Quand il y avait des constructions. On a bien vécu. Ça a fait vivre beaucoup de familles et hélas, après, beaucoup de personnes n’ont plus compris pourquoi on leur faisait ça, d’où des suicides, des divorces, des ruptures de famille. On leur a donné des primes pour leur départ et on a essayé de les reconvertir mais les seynois qui y ont travaillé et qui étaient tellement attachés aux chantiers n'ont pas pu se reconstruire, ils ont été détruits avec les chantiers.


L'apprentissage aux chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : A quel âge commençait-t-on aux chantiers ?
Mme... : Il y avait l'apprentissage. Des personnes ont fait toute leur carrière aux chantiers. Ils ont commencé à l’âge de 15 ans. Ils sont rentrés apprentis et en sont ressortis ingénieurs ou ouvriers ou bureaucrates. Ils ont fait leur apprentissage aux chantiers et toute leur vie ils ont évolué en passant des concours, en s’améliorant, en faisant des formations. C’était un outil, les chantiers, comme on ne retrouve plus. À l'époque il y avait aussi Michelin à Clermont-Ferrand qui était un peu comme ça d'un point de vue social. Quand ça a été détruit, on n'a pas trop compris.

Interviewer : Comment a été vécue l'arrivée de la CNIM ?
Mme... : Ils ont eu peur. Je me rappelle que papa n'était pas très confiant parce que le directeur était très social. Là, ça a été le commencement mais on a continué à bien vivre. Tout changement fait peur. Leur peur était normale. Mais bon, les CNIM ça a été aussi un bon moment. Avec les CNIM, je crois qu’il y a eu les premiers licenciements.

Interviewer : Hormis les bateaux, quelles autres constructions ont été réalisées par les chantiers ?
Mme... : Il y a eu des ponts, des ascenseurs, des escaliers roulants. Il y avait plusieurs ateliers. Lorsqu’en 86 on est allés visiter les anciens sites, on a vu tout ce qu'il y avait et moi j’ai découvert des choses que je ne m'imaginais pas. Ces grands ateliers immenses, la menuiserie, toute cette structure. On a continué un peu à vivre comme ça avec des personnes qui se sont impliquées en faisant des visites, en faisant des conférences. Je me dis aujourd’hui que c’est une page qui est tournée. On ne peut pas vivre dans le souvenir en permanence. On l’a au cœur.
D'autres jeunes arrivent, mais à La Seyne malheureusement il n'y a pas grand chose comme travail. C'est comme ça que cette ville s'étiole quelque part, mais j’espère qu’avec ce renouveau ça va repartir. On a toujours de l’espérance. Beaucoup de personnes ont espéré la résurrection des chantiers. C’est bien qu’il y ait des associations comme ça. C’est important de garder une trace pour les enfants, les petits-enfants.


Les lancements de bateaux, les accidents aux chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Faisaient-ils des portes ouvertes aux chantiers ?
Mme : Je ne m’en souviens pas. Après, oui. Il y a eu une association d’ingénieurs qui a pris tout ça en charge.
Pour nous, les portes ouvertes c’était les jours de lancement. On arrivait en foule sur les chantiers. Toute la commune y participait. Il fallait arriver très tôt pour avoir une bonne place.

Interviewer : Vous admiriez le produit fini, mais était-ce possible depuis la ville de voir sa construction ?
Mme : Oui, depuis le port on voyait le bateau se monter, ses plaques de tôles immenses. Papa nous tenait informées.
Je pense qu’il y a eu beaucoup de personnes qui ont perdu leur vie dans la construction de ces bateaux. Je pense à une personne en particulier qui était tombée d’un échafaudage. Ça a laissé une famille dans la misère et le deuil.
Mon oncle, charpentier, me racontait aussi la pénibilité du travail des personnes à fond de cale. Il me disait que c’était beaucoup de gens de couleur. Elles travaillaient dans la graisse, la suie, avec des produits nocifs.
Il y a eu là aussi des accidents de travail. Elles ingéraient des produits très forts.

Interviewer : Ça se disait ?
Mme : En famille. J’entendais ça lors de repas. Papa nous disait « Tiens, aujourd’hui il y a eu l’ambulance qui est arrivée sur les chantiers », ou « Il y a eu un décès », ou « Une personne a été paralysée à vie ».


La sécurité aux chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Il y avait des problèmes de sécurité ?
Mme : A l’époque, ce n’était pas aussi draconien qu’aujourd’hui. Il n’y avait pas toutes ces normes européennes. Il y avait des mesures mais, dans un endroit comme celui-là, je pense que c’est inévitable, dans une grande entreprise comme les chantiers. Ça brassait quand même 7 000 personnes, donc ce n’était pas plus qu’ailleurs.
Mais il y a eu quand même des familles touchées par la perte ou la blessure d’un des leurs.

Interviewer : Portaient-ils tous des casques ?
Mme : Oui. Ça nous avait impressionnées. Aux lancements, on voyait les casques blancs pour les ingénieurs, les casques d’une autre couleur pour les ouvriers. Les casques étaient obligatoires. Ils portaient aussi des grosses chaussures pour protéger des morceaux de ferrailles. Mais souvent les ouvriers disaient « Ces chaussures sont lourdes, à quoi ça sert de les mettre ». Ça ne venait donc pas seulement de la direction ou des chefs d’équipe qui ne prenaient pas les mesures nécessaires.
Ils disaient : « Je vais mettre ça, ça ne sert à rien, c’est lourd ». Pourtant c’était utile.
Un de mes oncles disait : « Je n’ai pas envie de mettre ça, il faut grimper avec ça ». Ça l’embêtait et il ne le mettait pas.

Interviewer : Mais c’était la responsabilité du chef de chantier.
Mme : Tout à fait, mais bien souvent c’était des copains, alors ils les laissaient faire.

Interviewer : Des personnes qui justement avaient évolué en poste.
Mme : Tout à fait.

Interviewer : Est-ce que votre papa vous a raconté la période de reconstruction après-guerre, quand il est arrivé à La Seyne ?
Mme : Non, il ne parlait pas vraiment de la guerre. Il avait été terriblement touché.
Il avait été emprisonné en Pologne et en Allemagne.
Il en parlait beaucoup à mon beau-frère, entre hommes. C’était un sujet qui n’était pas pour les femmes.

Interviewer : Vous a-t-il expliqué ce qu’était La Seyne après-guerre ?
Mme : Je n’ai pas de souvenir. Pas de photos.


Les festivités du mois de juillet à l époque des chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Vous souvenez-vous d’autre chose à propos de La Seyne durant les chantiers ?
Mme : Face aux chantiers, je me rappelle du 14 juillet. C’était la fête de La Seyne. Il y avait la foire, les manèges.
Ça durait une semaine et aux chantiers ils avaient une journée chômée, payée par les chantiers.
Il y avait les feux d’artifice. C’était en lien avec la commune qui faisait venir des artistes comme Johnny Hallyday, très jeune, Annie Cordy.
On mettait une grande barge dans l’eau. Le public était sur le quai et les artistes sur la barge.
Plusieurs ont fini à l’eau dans la bousculade. C’était une foule. Il y avait la retraite aux flambeaux qui ouvrait les festivités avec monsieur le Maire, en tête.
On allait chercher les flambeaux à la bourse du travail. On faisait tout le tour de la ville, fanfare municipale en tête.
Ça se clôturait le 21 juillet, le jour où on fête Notre Dame de Bon Voyage qui est la patronne de La Seyne.
A l’époque, il y avait le Royal Glacier. On allait chercher une glace et après on partait à la fête foraine.
On jouait à la tombola pour gagner un canard, un poulet, un panier garni. C’était sur la place de la Lune face aux chantiers.

Interviewer : Et aux Sablettes ?
Mme : Les festivités qu’il y avait n’étaient pas en lien avec la ville.
Ma tante de Saïgon nous amenait à la plage et elle nous disait qu’il y avait des américains. On voyait des belles voitures. C’était un autre monde, une autre ambiance.
C’était vivant les Sablettes, mais nous y allions très peu car nous n’avions pas de voiture.
Nous y allions à pied, adolescentes. On passait par les chemins, les amandiers, les champs d’artichauts. C’était agricole. Début 60, le paysage a changé. C’était l’arrivée des pieds noirs. Il fallait les reloger.
Mais avant, mis à part l’hôtel le Golfe, il n’y avait rien. Les Sablettes étaient une station balnéaire. Il y avait une grosse différence entre les Sablettes et le centre ville. Les personnes ne se mélangeaient pas.
A un moment donné le quartier était mal fréquenté et puis ils ont bien réhabilité avec le parc paysager, notamment.
C’est familial l’été. On rencontre du monde. On pique-nique sur la pelouse. C’est agréable.

Interviewer : Enfants, où alliez-vous pique-niquer ?
Mme : A Janas. Au mois de mai, il y avait un pèlerinage. On partait de Janas et on montait à pied.
Il y avait une fête foraine à Janas, la fête de l’Humanité. Toute La Seyne venait. C’était une fête de couleur. C’était bariolé. On vendait des petits chapeaux en papier. Après la messe, on se retrouvait pour pique-niquer.


Un père grutier et l'après des chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : A propos de votre papa, vous rappelez-vous les différents postes qu’il a occupés aux chantiers ?
Vous me disiez, la fois dernière, qu’il aidait à la construction des bateaux.
Mme : Oui. Il était conducteur de grue à la fin de sa carrière. Je me rappelle d’une grue immense qui est arrivée aux chantiers. A mesure que ça s’agrandissait, à mesure que les constructions étaient de plus en plus importantes, on changeait de matériel. Elle servait à soulever des tôles.
Auparavant, il était à quai. Il était à la fabrication, mais je ne me rappelle plus exactement dans quel atelier.

Interviewer : En quelle année est-il rentré aux chantiers ?
Mme : 1946.

Interviewer : Il a travaillé longtemps à son premier poste ?
Mme : Oui, 15/20 ans. Quand est arrivée la grue, il travaillait énormément. Il y avait des équipes qui se relayaient et des fois il travaillait jour et nuit. Il ne comptait pas son temps.

Interviewer : Combien y avait-il de grutiers ?
Mme : Ils devaient être 4 ou 5 pour se relayer. Il y avait une équipe de nuit et une équipe de jour et ça tournait.

Interviewer : Pourquoi a-t-il occupé des postes si différents ?
Mme : Pour être plus payé, parce que c’était plus payé. Pour améliorer le salaire et la vie de famille.

Interviewer : Était-ce de sa propre volonté ?
Mme : Oui, absolument. Il voulait avancer. Quand papa vivait en Corse, il n’avait jamais vu un bateau, pour ainsi dire, car il vivait en campagne. Mes grands-parents avaient une ferme. Ils vivaient d’agriculture, ils élevaient des bêtes.
Mon papa a été prisonnier longtemps pendant la guerre et quand il est revenu en Corse, il a travaillé à la ferme, en famille. Quand on lui a proposé de rentrer à La Seyne, ça a été pour lui une opportunité. Pour épouser maman, il fallait améliorer l’ordinaire.

Interviewer : Où habitait-il en Corse ?
Mme : Un petit village à côté de Sartaigne.
Nous faisons ce pèlerinage chaque année. On retrouve la maison familiale.

Interviewer : A-t-il bénéficié de formations payées par les chantiers ?
Mme : Non, je ne pense pas. Il a appris sur le tas. Les premiers temps, c’était dur pour lui parce qu’il fallait manier des manettes. Il a persévéré. Il n’avait pas de qualification.

Interviewer : Parlait-il des chantiers à la maison ?
Mme : Oui, il aimait parler de son travail. Si un bateau arrivait à son terme, il disait : « Ben, ça y est, le bateau est fini ». Il évoquait tout ça quand on était à table. Il aimait en parler surtout avec ses beaux-frères, mes oncles, parce qu’ils y travaillaient.

Interviewer : Ils se racontaient quoi ?
Mme : Des petites histoires. Parfois des querelles entre les équipes et le chef, la vie que l’on peut vivre dans une grande famille qui étaient les chantiers, à l’époque.

Interviewer : Après la fermeture, parlait-il avec vous des chantiers ?
Mme : Il avait un copain qui venait le voir, ils en parlaient tous les deux régulièrement. Ils évoquaient le bon temps avec nostalgie.

Interviewer : Vous vous souvenez des discussions qu’ils avaient ?
Mme : C’était des bribes que j’entendais, puisque je ne restais pas avec eux.
Je me rappelle qu’ils se demandaient souvent ce qu’étaient devenus les bateaux qu’ils avaient construits, qui les avait achetés.
Ils parlaient beaucoup des chantiers qui étaient morts.
Les anciens l’ont vécu douloureusement. Ils disaient toujours « On nous a cassé le travail, on nous a cassé l’outil de travail ».
C’était très dur pour eux et, encore maintenant, il y a des personnes qui en parlent douloureusement et pas si âgées que ça. Mon père avait vu cette boite florissante et puis, d’un coup, ils ont tout rasé.
Il n’est jamais plus revenu sur le site. Un jour, il y avait eu une entrée libre dans les chantiers, après la fermeture. J’y étais allée avec des personnes de ma famille et je lui ai proposé de venir. Il m’a dit : « Je ne veux pas voir des morts ». Il ne voulait pas y retourner et je comprends.

Interviewer : Il aimait son travail ?
Mme : Oui.

Interviewer : Parlait-il de ses débuts ?
Mme : Il en parlait surtout quand il comparait la vie qu’il avait après, parce que c’était un poste plus doux. C’était un poste où il fallait être très attentif, où il ne fallait pas lancer une tôle sur le gars qui était en bas qui essayait de manœuvrer. C’était un métier de précision. C’est sûr qu’il comparait et qu’il disait « Moi, je suis au chaud, je ne suis plus là-bas, au froid, à taper sur des tôles ». Il travaillait sur les quais avant, par tous les temps, au vent, à la pluie, au froid.

Interviewer : Un travail de force.
Mme : Tout à fait.


La famille, les loisirs, les activités culturelles Écouter cette séquence

Interviewer : A propos de votre famille, votre maman travaillait-elle ?
Mme : Non, elle n’a jamais travaillé.

Interviewer : Combien aviez-vous de frères et sœurs ?
Mme : Nous étions 3 filles et nous avons perdu ma jumelle, d’un accident à la mer. J’avais 30 ans.

Interviewer : Est-ce que les chantiers faisaient bien vivre votre famille ?
Mme : Oui, tout à fait.

Interviewer : Partiez-vous en vacances ?
Mme : Oui, nous partions en Corse pratiquement chaque année, mais papa ne prenait pas de vacances, pour justement nous faire partir avec maman. Ils avaient la possibilité de travailler pendant les vacances. On lui payait ses congés et ça faisait donc un salaire de plus.

Interviewer : Vous rappelez-vous ce qu’il gagnait ?
Mme : Pas du tout.

Interviewer : Était-ce favorable ?
Mme : Oui, parce que l’on a bien vécu. Je trouve qu’on vivait mieux avant que maintenant.

Interviewer : Quels étaient les loisirs de la famille ?
Mme : Il y avait beaucoup de réunions de famille. J’avais une tante qui habitait à côté.
On avait des soirées où on dansait en famille, on écoutait de la musique. On allait à la plage, en vacances en Corse.
Interviewer : Vous, aviez-vous des activités sportives, culturelles ?
Mme : Quand j’étais jeune à la maison, j’avais plus des activités culturelles que sportives.
Comme j’aime beaucoup la musique, j’ai fait partie longtemps des JMF, Jeunesse Musicale Française.
J’allais à des concerts, à des spectacles de danse. J’encaissais même les spectacles, à un moment donné. Je me suis un peu investie là-dedans. J’avais 22 ans quand j’ai commencé et durant 5, 6 ans.
Et puis après, je me cultivais par moi-même. J’allais souvent au théâtre, à l’opéra quand j’étais plus âgée.

Interviewer : Qu’est-ce qu’il y avait comme structures culturelles sur La Seyne ?
Mme : Il y avait, à l’époque, des corsos fleuris. C’était la grande fête de la ville. Il y avait des grands chars tout fleuris qui défilaient. C’était au moment du carnaval et même après. C’était très beau, c’était un beau moment, une belle journée. Je crois même que c’était sur deux jours, le samedi et le dimanche. C’était un très beau moment. Il y avait des fleurs partout. Je crois même que je suis montée sur un char une fois. On m’avait demandé de monter sur un char. Ils prenaient les jeunes. C’était dans les années 60. C’était bien programmé. Et puis ça s’est arrêté, car je pense que ça revenait trop cher et que les associations ne se sont plus vraiment investies, car c’était un sacré investissement de préparer le char et puis le fleurir. Chaque association préparait son char et je crois que la mairie donnait un peu quelque chose aux associations.

Interviewer : Y avait-il des théâtres ?
Mme : Il y avait ce qu’on appelait le cercle des travailleurs. Il y avait les jeunes qui se réunissaient, qui dansaient mais moi, mes parents ne voulaient pas trop que j’y aille.
Le dimanche après-midi, il y avait des disques et puis les jeunes se réunissaient, mais comme tout rassemblement, il devait y avoir un peu de boisson. Ça tournait des fois en bagarre. C’était des bals gratuits. C’était dans les années 60.
Il y avait aussi le cinéma. A La Seyne, il y avait quand même 3 cinémas. Ils ont fermé à cause de ces grandes structures comme Pathé et puis il faut dire qu’à un moment donné les gens ont été plus souvent sur Toulon. C’était un peu un dépaysement et ça faisait plus sortie, d’aller au cinéma à Toulon.
Les cinémas ont fermé dans les années 70, je crois. La fermeture des chantiers n’est pas à l’origine, même si elle a quand même activé la fermeture de commerces.

Interviewer : Alliez-vous à la bibliothèque des chantiers ?
Mme : Oui, ça m’est arrivé quand j’avais 16, 17 ans. J’ai arrêté d’y aller après, car j’aimais beaucoup la lecture et j’aimais avoir mes livres à moi. Je stocke des livres et je ne les emprunte pas. Mais c’était un plaisir que d’aller à la bibliothèque des chantiers. A l’époque, je lisais beaucoup de romans sur la Provence.

Interviewer : Savez-vous ce que sont devenus ces livres, après la fermeture ?
Mme : Aucune idée. Les bâtiments ont été détruits. C’était tout dans un même bâtiment. Il y avait la bibliothèque, l’assistante sociale, la PMI. C’était à côté de la porte des chantiers, tout le long.


Charpentiers aux chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Que faisaient vos deux oncles aux chantiers ?
Mme : Ils étaient charpentiers. C’était un travail difficile et dangereux parce qu’ils montaient sur des échafaudages.
A mesure que le bateau montait, il fallait remonter les échafaudages pour que les personnes qui travaillaient sur le bateau puissent être à la hauteur.
Là aussi il y a eu des personnes tuées.
Ils ont appris sur le tas. Ils n’avaient aucune qualification concernant la construction des bateaux.
Ils sont restés 30 ans sur le même poste. Ils ont bien vécu aux chantiers. Ils sont partis à la fermeture.


La reconversion professionnelle du mari Écouter cette séquence

Interviewer : Votre mari a également travaillé aux chantiers. En quelle année vous êtes-vous connus ?
Mme : En 81. A cette époque, ils commençaient déjà à dégraisser, à demander aux personnes de voir autre chose.
C’est comme ça que mon mari a passé le concours, en 1983, pour rentrer à l’Arsenal.
Il a refait des études, payées par les chantiers. Il était formé par le biais de l’AFPA. Ça ne s’est pas fait brutalement, petit à petit, la reconversion des gens. 
Il fallait choisir entre la reconversion et la prime. Les personnes qui choisissaient la reconversion n’avaient pas la prime. Il y a des personnes qui sont parties avec 20 millions de francs.
Ils pouvaient créer leur propre entreprise, leur magasin.
Mon mari a, lui, choisi la reconversion.
A l’Arsenal, il a également continué son évolution professionnelle.
Il a fini comme chargé d’affaires. Il faisait un tout autre travail qu’aux chantiers.


Un mari, dessinateur industriel Écouter cette séquence

Interviewer : En quelle année est-il rentré aux chantiers ?
Mme : Je ne le connaissais pas à l’époque. Il a dû y rentrer à la fin des années 60.

Interviewer : Connaissez-vous son parcours ?
Mme : Il a passé son bac. Puis il a fait 4 ans d’études à l’IUT et il est rentré aux chantiers. C’était son premier poste.
Il était dessinateur industriel.

Interviewer : A-t-il évolué ?
Mme : Il est toujours resté dessinateur, tout en prenant des échelons. C’était très impressionnant ces bureaux. J’y suis rentrée une fois. Il y avait une trentaine de tables de dessin. Il y avait plusieurs salles de dessin.
Il était chargé d’affaires pour les chantiers et travaillait dans un bureau d’études.
Il traitait tout ce qui était hors machines, hors montage. Il déterminait les besoins des bateaux.
C’était un poste à responsabilité. Il est parti en novembre 86. Il n’avait pas un statut cadre. Je trouvais que les chantiers ne le faisaient pas suffisamment évoluer pourtant, avec les responsabilités qu’il avait.

Interviewer : Souhaitait-il rentrer aux chantiers ?
Mme : Oui, je pense que c’était son objectif. Il était content.

Interviewer : Avait-il un engagement politique ?
Mme : Non. Il était syndiqué, comme beaucoup d’entre eux. A l’époque, les syndicats étaient florissants et c’était important qu’il y ait des syndicats. Il était à la CGT. Il participait aux mouvements de grèves.
Je suivais les mouvements de grèves et même avant que je le connaisse. Je défilais avec mon curé. Toute La Seyne se mobilisait pour soutenir ses chantiers et j’étais partie prenante. Ce n’était pas facile de voir mourir les chantiers comme ça. On était impuissants, comme devant toute mort.


Les manifestations Écouter cette séquence


Les activités culturelles et sportives des chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Y avait-il des activités culturelles aux chantiers ?
Mme : Oui. Concernant les loisirs, on partait souvent à Allos, au chalet des chantiers. Le CE organisait l’été des sorties là-bas. C’était très familial. On retrouvait les personnes de La Seyne. On partait en car. On faisait des balades en montagne. L’hiver, c’était la neige. C’était très agréable.
Avec papa, on partait en colonie à Gréoux les Bains, dans un château magnifique. On faisait des balades en forêts, en campagne. On partait un mois avec les chantiers et un mois avec maman.
Le chalet a été détruit après la fermeture. C’était bien, convivial et en plus les gens ne connaissaient pas la neige.
A l’époque, ce n’était pas démocratisé. C’était un lieu de rencontre. J’ai connu ma coiffeuse là-bas.

Interviewer : Avait-il des activités sportives aux chantiers ?
Mme : Il faisait du tennis. Les chantiers avaient un terrain qui se trouvait vers les Sablettes, près du collège l’Herminier. Il prenait un abonnement à des prix très intéressants.


Les horaires de travail, les vacances Écouter cette séquence

Interviewer : Comment était rythmée sa journée de travail ?
Mme : Il avait des horaires réguliers. L’été, c’était en continu 6h-13h30, à cause des températures.
Le reste de l’année, c’était 7h-12h, 13h30-17h.