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Etre femme et immigrée à l'époque de la construction navale à la Seyne-sur-Mer

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Transcription : Femme d’un tuyauteur des chantiers dès 1957

Collecteur : Prestataire exterieur
Langue : Français

Qualité du son : bonne


Présentation du témoin Écouter cette séquence

Interviewer : Madame Leclere bonjour, pouvez-vous vous présenter, votre date de naissance, votre lien avec les chantiers ?
Mme Leclere : Je suis née le 23 décembre 1942 à La Seyne-sur-Mer et j'ai épousé un travailleur des chantiers. J'ai également eu des oncles, des tantes, des beaux-frères et des belles-sœurs qui travaillaient également aux chantiers.

Interviewer : Vous êtes seynoise d’origine ?
Mme Leclere. Oui je suis née à la Seyne

Interviewer : Et vos parents ?
Mme Leclere : Non. Mon père est né à Port-de-Bouc de parents italiens et maman est née en Bollène de parents italiens aussi. Ils sont venus à La Seyne pour des raisons de travail.

Interviewer : Pour travailler aux chantiers ?
Mme Leclere : Mon grand-père paternel a travaillé aux chantiers et mon grand-père maternel était ferblantier. Il travaillait sur les marchés de La Seyne.

Interviewer : Quand avez-vous connu votre mari ?
Mme Leclere : Je l'ai connu assez jeune, j’étais enfant. C’était au patronage laïc et puis on s’est perdus de vue. On s'est retrouvés quand il venait de rentrer aux chantiers. C’était en 57.


Le patronage laïc en 1951 Écouter cette séquence

Interviewer : C’était quand le patronage laïc ?
Mme Leclere : En 51, 52. J'avais 10 ans. On y allait avec mes sœurs pour s'amuser, pour ne pas traîner dans les rues.

Interviewer : Que faisiez-vous ?
Mme Leclere : On faisait des sorties. Comme nous étions nombreux en famille, on ne pouvait pas se permettre de le faire en famille. C’était la mairie de la Seyne qui s’en occupait. On allait au bois, à la Dominante. L'été, on allait à la mer, à la Capte et puis on allait voir des films au cinéma.

Interviewer : C’est quoi la Dominante ?
Mme Leclere : La Dominante, c’est un lieu qui se trouvait au nord de la Seyne au-dessus de la clinique du Cap d’Or. C'est une colline, il y avait un bois. On pouvait depuis le centre y aller à pied. On faisait des jeux, des chasses au trésor. Il y avait une école de plein air à l'époque pour les enfants déficients, malades. C’est devenu un centre de loisirs aujourd’hui.

Interviewer : Vous étiez une fratrie nombreuse ? Combien étiez-vous ?
Mme Leclerc : Nous étions 6. J’avais quatre sœurs et un frère.


Une famille nombreuse, le mari et les chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Vous avez connu votre mari toute petite, à 10 ans. En quelle année vous êtes-vous retrouvés ?
Mme Leclere : en 56, 57. J’étais en troisième. Il venait me chercher à la sortie du collège et il m'accompagnait jusqu'à la maison. Il fallait mettre 20 minutes pour aller jusqu’au Pont de Fabre du collège Curie. On n'avait pas le temps de traîner. Dans ma famille, on était 6 enfants de 2 lits différents. Mon père est mort en 47, j’avais 5 ans. Maman s’est remariée et mon beau-père est mort en 59. Maman travaillait de nuit à l'hôpital et il fallait faire à manger à la maison. On n'avait pas le temps de musarder. Je suis allée à l'école jusqu’à 17 ans et puis je me suis arrêtée au bac de français pour travailler. Je gardais des enfants, je les amenais à l'école et je me suis toujours occupée de mes frères et sœurs à la maison. Je suis la deuxième, je devais donc m’en occuper. C’était obligé.

Interviewer : Quand vous êtes-vous mis en couple ?
Mme Leclere : Quand on s'est mariés. De bonne heure car j’en avais marre de faire le ménage pour la maison et je voulais le faire pour moi. Je n'avais pas la majorité. J'avais 19 ans. Nous nous sommes mariés en 61.

Interviewer : Votre mari en 61 travaillait-il déjà aux chantiers ?
Mme Leclere : Oui, il travaillait au chantier puisqu’il est rentré en 57. Il a commencé comme manœuvre. Ça s’appelait M1, M2. Après, il a été OS1, OS2 c’est-à-dire ouvrier spécialisé 1 et 2 et puis il a été P1, P2, P3. Il a passé tous les échelons et parfois avec difficulté. Il n’a jamais été très diplomate.

Interviewer : C'est-à-dire ?
Mme Leclere : Il était délégué donc quand c’était noir, c’était noir. Il prenait la défense de ses copains et ça ne faisait pas toujours plaisir au chef d’atelier. Il a travaillé jusqu'en 67, après il y a eu une vague de licenciements et comme on avait eu peur d'être licencié, un copain lui avait dit d'aller travailler à la Ciotat. C’était la société Grimaldi. Et puis ça ne s'est pas fait, il a été employé par une société belge. Il est donc rentré le 4 juillet 67 et il a été licencié le 13 février 68 parce qu'il avait demandé à avoir des chaussures de sécurité.

Interviewer : Vous vous souvenez précisément des dates.
Mme Leclere : Ah oui, c’est obligé. J'étais enceinte du dernier et j’allais accoucher deux mois après. Il est arrivé à la maison, il a dit « j’ai été licencié de La Ciotat » et il m’a dit « tant pis je vais aller voir les chantiers ». Ce qu’il faut savoir, c’est que quand il est parti des chantiers, il est parti en bon terme quand même. Il est donc allé voir aux chantiers et le chef du personnel lui a dit : « il n'y a pas de souci monsieur Leclere. On vous reprend. Vous êtes parti P2, on vous reprend P3 ». Il était donc question qu’il retravaille au chantier en sous-traitance de la société Grimaldi. L’avantage, c’est qu’il travaillait à La Seyne tout en ayant une prime de déplacement. L’entreprise Grimaldi avait besoin d’ouvriers pour les chantiers. Mais quand il est arrivé sur le lieu de travail, son chef d'atelier lui a dit « non, si tu viens pour les chantiers, on te prend, sinon, non, il n’est pas question que tu viennes travailler pour une autre boite ». Comme j'avais les deux petites malades, elles avaient la rougeole, comme il n’y avait pas de paie et bien il a ravalé sa fierté et il est rentré de nouveau pour les chantiers. Ça a été très dur. Il fallait qu’il s’aplatisse et il ne l'a pas beaucoup accepté. Là-dessus, ça lui a posé problème.


Les heures supplémentaires, étiqueté délégué syndical Écouter cette séquence

Interviewer : A-t-il subi des conséquences dans son travail ?
Mme Leclere : Oui au niveau promotion. D’abord parce qu’il refusait de coucher aux chantiers. Il faisait des heures supplémentaires bien-sûr, pour pouvoir élever les enfants. Il était bien obligé parce qu’à l'époque, avant 68, il faut savoir que, pour vous donner un ordre d’idée, si mon mari était payé 60 000 à l'époque aux chantiers, il en avait 120 000 à La Ciotat. C'est pour ça qu'il était parti mais il partait à 3 heures du matin et il revenait à 11 heures le soir quand même. Jusqu'en 68, ils étaient sous-payés. Même ceux de l'arsenal étaient beaucoup plus payés qu’eux. Les personnes qui devaient partir partaient. Mais nous, l’arsenal, ça nous était bloqué parce qu'il était délégué CGT. Pour l’arsenal, il était donc écrit au stylo rouge. Ça voulait dire qu'on ne l’embauchait pas parce que qui dit CGT, dit communiste aussi idiot que ce soit. Il n'a jamais pu rentrer pour l'arsenal même s'il avait voulu.


L'amiante Écouter cette séquence

Interviewer : Vous me disiez tout à l’heure qu’il avait également des problèmes de santé qui l’empêchaient de rentrer à l’arsenal.
Mme Leclere : Oui. Maintenant, il a des problèmes avec l'amiante.

Interviewer : Il se fait aider par Amians ?
Mme Leclere : Oui bien-sûr. C’est eux qui l’ont lancé mon mari, avec deux des chantiers en 91, quand il est paru dans les journaux que La Ciotat faisait une demande pour l'amiante. Il a donc fait les papiers et il s’est avéré que, malheureusement, les poumons étaient calcifiés au moins sur une bonne partie, au moins à 60 %.

Interviewer : Il faisait quoi ?
Mme Leclere : Il était tuyauteur. Il faisait toute la tuyauterie bord et les enrobages étaient à l'amiante. Ils ont commencé à s’en apercevoir 2 ans après le licenciement, mais ceux des chantiers le savaient. Quand ça a fermé, le docteur des chantiers a réussi à récupérer certaines radios et sur les radios ça se voyait qu'ils étaient atteints par l’amiante, mais vous aviez en dessous un papier où c’était écrit « indispensable à bord ». Donc ils étaient guéris ! Et beaucoup comme ça. Beaucoup de personnes qui sont mortes aux chantiers savaient qu'ils avaient des problèmes de poumons dus à l'amiante. Ça, c’est sûr.

Interviewer : Il a toujours travaillé à la tuyauterie ?
Mme Leclere : Oui, sauf durant deux ans, quand il a eu un problème de santé, il a fallu qu’il travaille dans les bureaux. Sinon, il était en atelier ou à bord, souvent en fond de cale. Pour l’amiante, on voyait bien mais on ne savait pas. On l’a su qu’après. On voyait bien parce que l’amiante, c'est comme la laine de verre, ça fait des petites poussières. Enfin, on ne leur a jamais dit.


La rémunération Écouter cette séquence

Interviewer : Vous me parliez de son revenu tout à l’heure, c’était à l’époque en-dessous du revenu moyen ?
Mme Leclere : Ah oui, tout à fait. Ils étaient payés au début à l’heure avec un prix fait, c’est-à-dire qu’on leur donnait tant pour faire leur travail. Après, à l’époque où on s’est mariés, ils étaient payés à la quinzaine.

Interviewer : Il a donc travaillé 11 ans en-dessous du revenu minimum ?
Mme Leclere : Oui, jusqu’en 68 ! Ils se battaient pour les paies, pour la sécurité. Il y a eu d’ailleurs pas mal de morts, des personnes tuées aux chantiers. Il y avait des moments où ils devaient être acrobates. Maintenant ce n’est plus pareil, mais avant vous aviez juste une petite passerelle. Quand il allait dans les machines, quand il allait tout en bas, il n’avait qu’un petit ventilo et un petit masque. C'est un peu comme les masques quand vous faites de la peinture. Ce n'est quand même pas ... !!! Je sais qu'en 67, 68, ils ont commencé à prendre un peu plus en compte la sécurité. Ils ont fait des mouvements de grève importants et des fois ça durait.

Interviewer : Vous y assistiez ?
Mme Leclere : Non, j'avais les enfants à la maison. Souvent, il faisait téléphoner un collègue pour m’avertir qu’il ne rentrerait pas pour manger, ou du tout, le soir.

Interviewer : C’était fréquent ?
Mme Leclere : Oui, c’était fréquent.


Des ouvriers inventifs et qualifiés Écouter cette séquence

Interviewer : Les grèves se passaient à l’intérieur des chantiers ou ils défilaient dans la ville ?
Mme Leclere : Dans les chantiers. Jusqu'à ce qu'ils annoncent la fermeture, ça se faisait dans les chantiers, sur place. Ils arrêtaient le travail tout simplement ou ils refusaient de faire les nuits.
Il y avait des années où ils sortaient 2 bateaux dans l’année. Quand les personnes disaient qu’ils ne travaillaient pas, sortir 2 bateaux dans l’année, il fallait quand même le faire.
Bien géré, ça a toujours été un établissement qui a su retomber sur ses pattes. Quand mon mari est rentré aux chantiers, ils faisaient des chars d'assaut à l'époque. Et puis après ils ont arrêté les chars, entre-temps, ils ont commencé à faire des bateaux et ils ont fait ce qu'on appelle la jamboisation, c’est-à-dire agrandir le bateau par le milieu. Ils coupaient le bateau en son milieu et l'agrandissaient. Ce sont des choses que les chantiers ont inventé, que les ingénieurs et même les ouvriers ont inventé.
Vous aviez aussi les usines de dessalement d'eau de mer. Si l'Arabie Saoudite a de l’eau, c’est grâce aux seynois. C’est ici qu’on les a faites. A l’arsenal à l’époque, il y avait un centre de recherche. Mon mari y a été. Les gens qui partaient du chantier trouvaient de la place n’importe où parce que c’était une main-d’œuvre exceptionnelle. Ça, il faut le savoir.
Quand mon mari a eu peur en 67 et qu’il est parti à la Ciotat après son licenciement, le type ne l’a pas regardé, il lui a dit de suite « vous venez des chantiers, je vous prends ». Il était P2, il l’a pris P3. C’était une main-d’œuvre qui savait s'adapter. À l'époque les chantiers avaient aussi leurs apprentis. Les écoles formaient des électriciens, des soudeurs. Et puis il y avait aussi des formations permanentes. Les personnes qui en avaient besoin pouvaient se former et apprendre un nouveau métier. Ils étaient formés vers les Mouissèques. Il y avait un établissement.


Une entreprise sous-traitante et l'esclavage Écouter cette séquence

Interviewer : Les apprentis se formaient là aussi ?
Mme Leclere : Non, les apprentis c’était près de la porte des chantiers. Ils étaient là où il y a maintenant le parc, entre la rotonde et le pont en fer, il y avait tout un bâtiment qui allait jusqu'à la porte des chantiers.

Interviewer : Quand a-t-il fermé ?
Mme Leclere : Ça, ça a fermé avant la fermeture des chantiers mais la date précisément je ne m’en souviens pas. De toute façon, dès que les chantiers ont commencé à séparer le terrestre du maritime, ça a été une grosse erreur. C’était en 80 et on l’a su beaucoup plus tard. Mais il y a eu des directeurs du chantier intelligents, qui savaient faire leur boulot.
Ce qui a aussi fait beaucoup le déclin des chantiers, c’était ce que l’on appelait les marchands d’homme, c’était la sous-traitance. Ça, ç'a été l’horreur. Comme les personnes qui travaillaient pour la sous-traitance arrivaient sur le lieu de travail sans caisse à outils, ils piquaient les affaires des ouvriers des chantiers et puis en plus comme les ¾ n'étaient ni tuyauteurs, ni soudeurs, ils étaient tout ce que vous voulez sauf ça, les gens des chantiers refaisaient par derrière le travail. Il y avait double emploi, double travail.

Interviewer : Quelles étaient les entreprises sous-traitantes des chantiers ?
Mme Leclere : Il y a eu plusieurs boites sous-traitantes. Ils se sont lancés là-dedans vers 68/69.

... Vous aviez la première grosse boite sous-traitante, ça a été La Samic. Ils faisaient venir des Africains, des noirs qui faisaient la peinture des bateaux. Là, les gens du chantier se sont battus parce qu'ils étaient vraiment traités en esclaves. Il y avait eu un fort mouvement de grève pour tous ces gens, pour les soutenir. C’était en 77/78.

Interviewer : Vous dites qu’ils étaient traités comme des esclaves.
Mme Leclere : Ils ne pouvaient même pas se changer à bord. Ils n'avaient presque pas de matériel. Ils raclaient la rouille des bateaux, utilisaient des produits très nocifs sans aucune protection. Ils étaient embauchés comme ça. Je sais qu’ils en ont bavé.

Interviewer : Et les choses ont changé quand ils se sont bougés ?
Mme Leclere : Oui. Les ouvriers se sont battus pour eux et ça a changé quand même. Il a toujours fallu se battre, il fallait toujours qu'ils fassent attention.


L'apprentissage et la carrière aux chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Tout à l’heure, vous me parliez d’apprentissage et de formation continue.
Mme Leclere : C’était des formations permanentes pour que les gens puissent avoir un métier. Les apprentis étaient, eux, comme à l’école et les chantiers les formaient. Mon frère est d’ailleurs rentré par le biais de mon mari comme apprenti aux chantiers et a obtenu son CAP. Ils étaient ensuite pris de suite au boulot. Et eux, la chance qu'ils avaient, c’était qu’au lieu d'être comme mon mari, c’est-à-dire de faire manœuvre et de passer par tous les stades, ils étaient de suite OP1, ouvrier professionnel et donc ils étaient payés en tant que tels. Ils gagnaient plus, c’était une bonne chose.

Interviewer : Quand ils étaient en apprentissage, ils savaient que, forcément, ils allaient travailler aux chantiers ?
Mme Leclere : Ah oui. Concernant l'organisme de formation qui était au niveau des Mouissèques, c'était soit pour les gens qui rentraient comme ça et qui n'avaient pas de métier, soit pour des gens comme mon mari qui étaient tuyauteurs par exemple et qui devaient se former.
Là-bas, c'était aussi et surtout pour des gens qui voulaient passer de manœuvre à ouvrier. Il fallait qu'ils fassent des pièces de métal et s'ils les réussissaient, ils passaient ouvriers. Ils passaient donc le test un peu en atelier sur place et puis le reste ils le passaient là-bas.

Interviewer : Vous vous rappelez du nom de cet établissement ?
Mme Leclere : Je demanderai à mon mari, il pourra mieux vous le dire.

Interviewer : Et qui gérait ce centre ?
Mme Leclere : Je crois que c'était les ingénieurs des chantiers. Ce n'était pas l'éducation nationale, c'était privé, ça appartenait aux chantiers. Ils avaient des ingénieurs, c'était eux qui formaient. J'avais un de mes oncles qui était ce que l'on appelait ingénieur maison c'est-à-dire qui avait monté les échelons.

Interviewer : On pouvait donc faire une belle carrière aux chantiers ?
Mme Leclere : Ah oui tout à fait. C'est vrai qu'on n'aurait jamais cru qu'on pourrait liquider un établissement comme celui-ci. Ils étaient vraiment polyvalents, ils savaient tout faire.
Mon beau-frère était soudeur, c'était vraiment un spécialiste. C'était vraiment des personnes qui aimaient leur métier. Ils ont appris beaucoup de choses aux chantiers. Ils ont travaillé vraiment manuellement. Il n'y avait pas de machines à l'époque. Pour redresser les tôles, ils tapaient dessus. Il y en avait certains qui avaient intérêt à être costauds parce que les tôles étaient assez épaisses. Je pense qu'on leur avait appris l'amour du métier et le fait aussi d'en avoir une certaine fierté. C'est pour cela qu'ils ont tant souffert quand ça a fermé. C'était vraiment une grande partie d'eux-mêmes qui partait. Puis brader les outils de travail comme ils les ont bradés, c'était vraiment difficile. Nous, on ne nous a pas élevés comme ça. Pour nous, il fallait faire attention au matériel. On n'avait pas 50 millions de trucs alors que maintenant, c'est différent. On ne s'en sert plus, on jette. C'est vrai que ça a beaucoup choqué.


Les conditions de travail avant et après 1968 Écouter cette séquence

Mme Leclere : Beaucoup de gens vivaient pour les chantiers et beaucoup ne comprenaient pas qu'il y avait une vie en dehors des chantiers. Moi, je me suis beaucoup battue pour ça, à la maison, parce que sinon ils me l'auraient bouffée. Il ne gagnait pas beaucoup, donc s'il faisait des heures supplémentaires, il avait admettons 25% de plus. Il faisait également les nuits jusqu'à six heures du matin et même des fois et il ne rentrait pas, il refaisait la journée. Il avait intérêt s'il voulait avoir une paie décente à la fin du mois. Il y avait des patrons qui en jouaient de ça. Les petits ne voyaient pas leur père le soir, il rentrait trop tard. On s'est même un peu attrapés avec mon mari. Je lui disais « on mangera peut-être que des pommes de terre mais tu vas quand même un peu vivre à la maison". Et ça, certains chefs d'atelier ne l'ont pas compris. Comme on lui demandait de faire des heures supplémentaires, des nuits et comme lui répondait qu'il voulait voir ses enfants grandir, alors on lui a répondu qu'il ne serait pas chef d'équipe. Beaucoup de chefs jouaient là-dessus et beaucoup de personnes restaient longtemps au travail.

Interviewer : Vous leur en voulez ?
Mme Leclere : En vouloir, non pas du tout. Quand les chantiers ont fermé, de ces gens là, beaucoup se sont suicidés parce que du jour au lendemain, ils n'avaient plus rien. Ils sont rentrés à la maison, les femmes sont parties parce qu'il n'y avait plus d'argent. Les chantiers, c'était leur vie. Ils avaient l'impression d'être importants alors qu'on se servait d'eux. C'est vrai que nous, sur le plan argent, on tirait le diable par la queue. On n'a jamais été riches, on a toujours compté les sous.

Interviewer : Vous en voulez aux dirigeants de ces conditions de travail ?
Mme Leclere : Leur en vouloir ? Peut-être, quand j'étais jeune sûrement, parce que quelque part je me disais « ils ne l'ont jamais jugé à sa juste valeur » et ça, ça me faisait de la peine pour mon mari. Je savais qu'il aimait son métier. La seule fois où je leur en ai voulu, c'est quand il est rentré aux chantiers parce qu'il allait gagner un peu plus, pas des millions, mais assez pour gagner honnêtement sa vie et on l'a empêché. Je vous dis « oui » à ce moment-là parce que j'avais les deux petites et on est restés sans argent pendant un mois et demi. À l'époque il n'y avait pas d'allocations. C'était en 68. Les deux petites avaient eu la rougeole, l'une avait cinq ans, l'autre trois ans. Maman travaillait, j'avais donc personne pour me les garder. On a mangé des pommes de terre et bu de l'eau tous les soirs. Alors là, je leur en ai voulu parce qu'ils ont refusé qu'il reprenne de suite le travail. C'était du 13 février au 4 mars. Ils n'ont pas accepté qu'il reprenne immédiatement alors qu'ils en avaient besoin. Il est rentré le 4 mars et manque de pot, deux jours après, il était accidenté parce qu'ils n'avaient pas les chaussures de sécurité. Le chef du personnel l'a repris avec son ancienneté. Son chef d'atelier, lui, ne pouvait rien dire. Il avait juste le droit de l'empêcher de travailler pour une autre boite.

Interviewer : Est-ce que les conditions de travail ont évolué avec les années ?
Mme Leclere : Avec les années, oui. Au début, c'est vrai que c'était pénible. Il travaillait de 7 heures du matin jusqu'à midi. Il reprenait à 13h30 jusqu'à 18h15, jusqu'en mai 68 il a fait ça. C'était quand même des grosses journées et en plus aux chantiers il y avait quand même une pénibilité du fait qu'ils travaillaient par tous les temps. Ils travaillaient au froid, ils étaient dehors sur la tôle. L'été, ils auraient pu faire cuire un œuf car la tôle faisait 60°. Des fois il me dit « je me demande comment on faisait pour travailler ». Quand il fallait monter jusqu'en haut des bateaux, les passerelles étaient étroites et parfois il tombait des boulons. Ils avaient intérêt à porter leur casque. Vous me direz quand vous recevez une tôle sur la tête, il ne sert à rien ce casque. Mais c'est vrai que, petit à petit, il y a eu des changements concernant les conditions de travail. Mais je pense que c'était général, c'était sur le plan national. Au moins dans les grosses boites, il y a eu des améliorations de conditions de travail. Je ne parle pas des intérims parce qu'encore maintenant, c'est l'horreur. Mais c'est vrai qu'ils se sont battus. Ils ont fait grève des heures pour les obliger à ce que tous aient un casque, pour les obliger à mettre les masques pour ceux qui étaient concernés. Ils se sont battus pour qu'il y ait un organisme de sécurité aux chantiers.

Interviewer : C'était en quelle année ?
Mme leclere : En 65/66/67. C'est vrai qu'après 68, les choses se sont améliorées. D'abord la paie s'est améliorée. Du jour au lendemain, on a été payé par chèque. Avant, on avait une enveloppe.

Interviewer : Et qu'est ce qui a changé ?
Mme Leclere : On était payés du simple au double. Ça avait fait un bond. Vous étiez payés tant de l'heure, le taux horaire avait augmenté. Quand on vous payait par chèque, il fallait gagner plus de 1 500 F à l'époque. On avait le 13e mois, on avait aussi la prime pour les vacances au mois de juin et le reste était au mois de décembre. Ce n'est pas venu comme ça, mais je veux dire qu'ils se sont battus et qu'ils ont réussi à avoir des avantages sociaux. Ils avaient vraiment des acquis sociaux intéressants. On avait la mutuelle. Au début c'est vrai qu'on faisait l'avance. Je dirai qu'il y avait donc une évolution importante pour tous. Et ça, ça se répercutait dans la ville. Les commerçants avaient toujours été habitués à ce que des ouvriers achètent en ville. Il faut dire que les gens de la ville achetaient à la ville. On allait rarement à Toulon. Les commerçants se sont imaginés qu'ils pourraient vivre sans nous, sans les chantiers. Ils avaient oublié que c'était les chantiers qui les faisaient vivre parce que si on était payés, on achetait à La Seyne. Rien que pour Noël, on commandait les jouets. Ils le savaient quand il y avait la prime. Le marché, ça vivait à partir de 6 heures du matin. Aujourd’hui, c’est 8h-12h. Tous les jours, tous les commerces étaient ouverts. La boulangerie était ouverte à 5h30 du matin. Maintenant à 6 heures, ce n’est pas ouvert. Il y avait des marchands de journaux.


L'arrivée des pieds-noirs d'Algérie en 1962 Écouter cette séquence

Mme Leclere : C'était très vivant jusqu'en 62, après il est arrivé des pieds-noirs d'Algérie et ça a changé, la ville de La Seyne a changé parce que ça s'est agrandi d'un coup avec le quartier Berthe par exemple.

Interviewer : Quelles en étaient les répercussions ?
Mme Leclere : Quand je me suis mariée, ça a eu comme répercussions qu'on ne trouvait pas à se loger parce que c'était pour eux. Les concours, les emplois, c'était pour eux. C'était ce qu'ils disaient, ce que les administrations disaient. J'avais fait des demandes auprès de l'office HLM, je n'ai jamais rien eu. Ma belle-mère qui avait 10 enfants, dont une handicapée mentale, a eu l'appartement en 70/72 alors qu'elle avait fait sa demande en 63. Elle était pourtant prioritaire. Je sais bien que ce n'est pas de leur faute. La plupart des commerces à La Seyne ont été rachetés par eux et du jour au lendemain ça nous a fait drôle. Pour ma part, j'avais présenté le concours pour rentrer à l'hôpital pour faire femme de salle et comme j'ai été première ex æquo avec une autre dame, on m'a pris moi parce qu'elle avait refusé de venir travailler. C'était en 61, les derniers sont arrivés en 62. C'est vrai qu'on est une des villes qui les ont accueillis parce que le maire communiste, Toussaint Merle, était un humaniste. C'était un instituteur pour qui les gens comptaient. Il a donc ouvert sa ville à toutes ces personnes, alors que d'autres l'ont fermée. Pour certains, ils ont été vite expédiés.


La Seyne avant et après la fermeture des chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Est-ce qu'il y a eu d'autres périodes qui ont contribué au changement de la ville ?
Mme Leclere : Quand le chantier a fermé, là il n'y a plus rien eu. La mairie, Monsieur Scaglia, en plus a fait tout raser. Je crois que ça a été ce qui a le plus choqué les gens, les ouvriers, ceux qui restaient encore à La Seyne. Il y en a eu beaucoup qui sont partis parce qu'ils n'avaient plus de travail. Le mari d'une amie est monté jusqu'à Saint-Nazaire. Chacun a cherché du travail comme il le pouvait. Mon mari n'en cherchait plus car il était trop âgé, c'était systématique.
Je pense que l'on n'a fait du gaspillage parce qu'avant la fermeture totale, ils avaient rénové tous les ateliers. C'était de grandes bâtisses et on aurait pu faire des choses dedans. On a manqué de place pour faire les fêtes, on a manqué de salles de cinéma. Il y avait un cinéma aux chantiers. Il était dans le bâtiment où étaient les apprentis. C’était un beau cinéma et on aurait pu s'en servir. C’était une belle salle et ce je veux dire c’est que l’on a gâché des choses qu'on avait mis des millions à rénover, deux ans auparavant.
Tout rasé pour voir la mer ! Ils ont tout rasé sous le mandat de Scaglia. Ce qui fait que ça s’est dégradé petit à petit. La municipalité actuelle essaye de refaire des choses, de ranger la ville, de faire des parcs, mais il faut voir ce que ça va donner. Avant, il faut savoir quand même qu’avec les sous-traitances, c’était monté presque à 10 000 personnes. Ce n’est pas rien 10 000 personnes qui travaillaient sur les chantiers. Et là, vous n’avez plus personne. La Marine, il n’y a plus grand monde et en plus les gens ne viennent pas habiter à La Seyne.

Interviewer : Tout à l’heure, vous me disiez que les commerçants avaient oublié que c’était les chantiers qui les faisaient vivre.
Mme Leclere : Oui, je vous dis ça parce que la première fois que l’on a manifesté dans la ville de La Seyne, il y avait des commerçants qui se permettaient de dire « ces feignants, s’ils avaient plus travaillé ». Mon mari leur avait dit « mais c’est nous qui vous faisons vivre parce que si on n’achète pas chez vous, c’est pas les autres qui viendront vous acheter ». Ils disaient « Oh non, on n’a pas besoin de vous ». Mais la deuxième fois quand on a manifesté sur Toulon pour le Fairsky, le dernier bateau, là, beaucoup ont baissé leur rideau. Ils se sont rendus compte que la ville vivait grâce aux chantiers. La ville est quand même principalement tournée vers la mer. C’est un port. Maintenant, qu’est ce qu’il y a ? Pas grand-chose. Vous avez les CNIM mais eux, c’est beaucoup plus tourné vers l’ingénierie. Il n’y a pas beaucoup d’ouvriers. C’est beaucoup pour le terrestre. Ils font les escalators, beaucoup de choses qui se faisaient aux chantiers.


Les chantiers en 1957 Écouter cette séquence

Interviewer : A quel âge est rentré votre mari au chantier ?
Mme Leclere : Il est rentré en 1957, il est né en 1939. Il avait donc 18 ans.

Interviewer : Il avait un diplôme en poche ?
Mme Leclere : Non, il l'a eu après, en juin. Il avait quitté l’école.

Interviewer : Quelle formation il préparait avant de rentrer aux chantiers ?
Mme Leclere : Tuyauteur. Il était à Martini. C’était un collège qui faisait aussi les CAP et les BEP. Il préparait un diplôme de chaudronnier sur cuivre, mais il avait été obligé de quitter l’école pour travailler. Il a donc quitté l’école en octobre et est rentré en novembre aux chantiers. On lui a permis de présenter en juin 1958, en candidat libre, son CAP qu’il a réussi. A ce moment là, c’était par le biais des chantiers.

Interviewer : Pourquoi a-t-il choisi cette formation au départ ?
Mme Leclere : Je pense que c’était parce qu’il faisait des petites pièces et comme il était manuel, il aimait bien le métal, faire des objets. Je pense qu’il ne souhaitait pas être tuyauteur à la base ! A l’époque, il y avait ce qu’on appelait l’École Moderne ou le travail manuel. Lui, l’anglais, ça ne lui est jamais rentré donc on l’a mis dans une classe de CAP, BEP et il a choisi cette filière.

Interviewer : Il aurait souhaité donc faire autre chose que tuyauteur aux chantiers ?
Mme Leclere : Non, je pense qu’il a aimé ce qu’il a fait.

Interviewer : Il souhaitait réellement rentrer aux chantiers ?
Mme Leclere : Oui, parce que c’était un grand établissement. Ce n’était pas une petite usine. Il habitait sur le marché mon mari, donc il connaissait en plus pas mal de monde. C’est vrai que c’était impressionnant. Il y avait une vie. A midi, il y avait 6 000 personnes qui sortaient. Ça faisait un drôle d’effet. Ils étaient en vélo. C’était impressionnant aussi quand ils rentraient travailler. C’était incroyable, ça courait. Mon mari a assisté à trois évolutions. Quand il est rentré aux chantiers, ça s’appelait Forges et Chantiers de la Méditerranée, puis il y a eu les CNIM et après la NORMED. Moi, je ne suis rentrée qu’une fois aux chantiers pour le lancement du Fairsky, le dernier bateau. Je me rappelle aussi du train qui descendait, le pont s’abaissait et vous aviez le train qui passait pour apporter des marchandises. Pendant des années, on a vécu ça. C’était marrant. Vous aviez les petits qui s’agrippaient au pont et qui se laissaient tomber dans l’eau. Vous aviez le pont en fer qui s’abaissait, le train venait pour apporter des tôles, quand il descendait, vous aviez les gamins qui s’agrippaient au pont. Ils se faisaient tirer les oreilles par celui qui abaissait le pont.

Interviewer : Vous vous souvenez de l’accident de train ?
Mme Leclere : Il me semble qu’une fois, il y avait eu un train qui avait déboulé mais il n’y a pas eu d’accident, par chance. Ce que je me souviens, c’est des bracelets en aluminium qu’ils faisaient. Ils mettaient l’alu sur le rail et quand il passait la roue du train, ça aplatissait et ça faisait un bracelet. C’était rigolo. C’était une drôle de vie mais une bonne vie.


Le lancement du bateau Fairsky Écouter cette séquence

Interviewer : Quels souvenirs gardez-vous par rapport au lancement du Fairsky ?
Mme Leclere : Tous ces gens, tout ce monde et puis cette grosse masse qui s’avance et qui descend dans la mer. C’était impressionnant. Vous vous demandez comment ça fait pour tenir sur l’eau. La chance qu’on avait, à La Seyne, c’est que les lancements pouvaient très bien se faire grâce à la rade alors qu’à La Ciotat, quand ils les lançaient, ils le faisaient juste à peine parce que l’eau venait jusque dans les magasins. Tout le monde mettait des sacs de sable, alors qu’ici c’était toujours très majestueux. C’est la seule fois où il m’a fait venir.

Interviewer : Quelles images gardez-vous de votre visite aux chantiers ?
Mme Leclere : Tous ces bâtiments, c’est impressionnant. Moi, je me serais perdue. Vous pouviez avoir 3 bateaux qui se commençaient au fur et à mesure. On se demande comment. C’est magnifique quand on y pense.

Interviewer : Je crois que l’on va finir sur des notes positives. Merci.


La liquidation des chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Pouvez-vous me rappeler en quelle année précisément vous avez été licencié des chantiers la première fois ?
M. Leclere : Je suis rentré aux chantiers, c’était la FCM, après c’était la CNIM en 65, 66 et après nous sommes passés la NORMED, c’est-à-dire le regroupement des trois chantiers : La Seyne, La Ciotat et Dunkerque. Ensuite, il y a eu la liquidation des chantiers et nous sommes passés Construction Navale du Littoral. C’était une création d’entreprise mais pour liquider.
Mme Leclere : Ça liquidait les chantiers pour les derniers qui restaient. Quand le terrestre et le naval se sont séparés, ça a été l’erreur monumentale. Depuis les CNIM existent toujours, mais c’est maintenant plus « engineering ». Il y a très peu d’ouvriers. Vous ne voyez jamais sortir des gens. Aux chantiers, avant la liquidation, les ateliers avaient été rénovés. C’était nickel et ce qu’on a un peu regretté, c’est qu’ils auraient au moins pu garder les bâtiments parce qu’il y avait un cinéma. Ça nous aurait permis d’avoir des salles pour les spectacles.

Interviewer : Pour quelle raison ont-ils alors rénové ?
Mme Leclere : Ils avaient de l’argent par des subventions. Il fallait donc dépenser alors qu’ils savaient pertinemment que ça allait arrêter. Quand il y a eu la Corée qui a fait les bateaux, il y a eu une entente entre le gouvernement français et la Corée, la Corée ayant demandé à la France d’arrêter la construction navale et eux leur prendraient le TGV. On a été sacrifiés.
M. Leclere : Oui, tout à fait.


Un savoir-faire reconnu et l'apprentissage aux chantiers Écouter cette séquence

M. Leclere : On a fait un « marché de dupe ». Ils se sont rendus compte qu’ils avaient commis une erreur en fermant les chantiers. Ils auraient pu le garder pour faire autre chose, une reconversion. Moi, je me suis reconverti chaque fois. J’ai travaillé pour les chars, les escalators, les usines d’incinération, les usines d’eau salée, la construction navale.
Mme Leclere : La main d’œuvre était corvéable à merci avec des gens qui possédaient vraiment leur métier. Ils étaient demandés de partout. N’importe où ils allaient, ils étaient acceptés et pouvaient demander une promotion. S’ils étaient P2, ils pouvaient être P3 ou même chef d’équipe.

Interviewer : C’était reconnu.
Mme Leclere : Ah oui, c’était reconnu comme quoi c’était des ouvriers très qualifiés.

Interviewer : Quand vous vous reconvertissiez, vous réappreniez ?
M. Leclere : Non, comme on avait le savoir, ce n’était pas compliqué. Quand on faisait un tuyau pour faire passer de l’eau ou pour faire passer du gaz d’échappement, c’était toujours un tuyau. Les matières évoluaient mais on s’adaptait aux matières. Quand je suis rentré aux chantiers, on forgeait les cuivres. On partait d’un bout de tôle, on le formait et après on faisait une soudure au milieu. Ensuite, on ne faisait plus que des soudures. Pour vous dire qu’on a évolué au fur et à mesure. Il a seulement fallu qu’on suive plus au niveau des plans parce que là, les méthodes ont changé. Avant, on avait les tuyaux dessinés et après on a eu tout le collecteur dessiné. On avait des projections, des vues qu’on apprenait vite fait. Il y avait vraiment de la main d’œuvre très qualifiée. Quand je suis parti à La Ciotat, on m’a repris avec la catégorie au-dessus.
Mme Leclere : On savait que, même s’ils n’étaient pas vraiment de la partie, ils savaient tout faire.
M. Leclere : Mon métier, au départ, c’est chaudronnier sur cuivre. J’ai mon CAP. Quand je suis rentré aux chantiers, c’était dans un atelier de chaudronnerie sur cuivre et après c’est devenu la tuyauterie.
Quand je suis rentré aux chantiers, je ne savais rien faire par rapport à la construction navale et en 6 mois, j’ai bien dégrossi. Pour faire un bon tuyauteur, il faut compter 3, 4 ans.
Mme Leclere : La chance qu’ils avaient, c’est qu’ils avaient des gens au-dessus d’eux qui leur apprenaient vraiment le métier.
M. Leclere : Tous les chefs d’équipe, contremaîtres, chefs d’atelier venaient du travail lui-même. Certains ne savaient pas écrire mais ils avaient un savoir.
Mme Leclere : Maintenant, on vous demande de tout savoir. Aux chantiers, ils apprenaient.

Mme Leclere : Quand il a eu son CAP, ça permettait de changer de catégorie automatiquement mais il ne gagnait tout de même pas des milles et des cents. A l’époque, peu de personnes avaient un diplôme.
M. Leclere : Quand ça ne marchait pas, il y avait Martini. Aux chantiers, les bureaux d’études puisaient là-dedans pour prendre des dessinateurs. Quand vous aviez votre brevet, soit vous pouviez continuer jusqu’au bac ou alors vous aviez la possibilité de rentrer aux chantiers.

Interviewer : Finalement on allait les chercher.
Mme Leclere : Oui.
M. Leclere : Si à l’école ça ne marchait pas, il y avait possibilité de rentrer aux chantiers. Il y avait 90 apprentis chaque année. L’apprentissage a duré jusqu’à la Normed. A l’époque des licenciements, ils les menaient jusqu’à l’obtention du CAP.
Mme Leclere : Et souvent, ils les faisaient rentrer à l’Arsenal. C’est tout ce côté humain, quel dommage.
M. Leclere : Quel gâchis !
Mme Leclere : Maintenant, il n’y a plus rien pour les jeunes. Avant, les patrons vous faisaient peu-être un peu balayer, mais ils vous apprenaient aussi votre métier. C’est vrai qu’ils profitaient car, au niveau des déclarations, les apprentis ne touchaient pas grand chose mais quand ils finissaient leur apprentissage, ils avaient un métier. Maintenant, les jeunes vont en entreprise pour faire des stages de découverte. Ils observent et prennent des notes. Pour mon petit-fils, le patron ne l’a même pas aidé. Je pense que la notion d’apprentissage comme ils avaient eux à l’époque, est complètement différente. C’est vrai qu’il y a des lois mais elles mettent beaucoup de barrières.

Interviewer : Où se situait le lieu de formation des apprentis ?
M. Leclere : C’était aux chantiers. Il y avait des bâtiments pour ça et des ateliers pour ça. Il y avait des classes pour apprendre la technologie, le français, les maths et des ateliers d’électricité, de tôlerie, de tuyauterie, de soudure, de menuiserie, de mécanique. C’était les bases de la construction navale.
Mme Leclere : Le bâtiment qui allait de la porte jusqu’au bout.
M. Leclere : C’était la direction, mais il y avait une partie qui était pour l’apprentissage derrière. C’était un bâtiment qui faisait 200 mètres de long, à étage.
Mme Leclere : Voilà, c’était là. Il y avait les classes.
M. Leclere : Il y avait les classes et l’atelier électricité, menuiserie. Dans les chantiers même, c’était la soudure, la tôlerie et la tuyauterie.
Mme Leclere : C’était en dehors des ateliers où travaillaient les ouvriers. Ils restaient dans les chantiers mais ce n’était pas au milieu des ouvriers.


La rémunération à la « quatorzaine » Écouter cette séquence

M. Leclere : Voilà. On les voyait passer. Ils n’avaient pas le droit de se mélanger.
Mme Leclere : Ils étaient payés et avaient des vacances.
M. Leclere : On était à la « quatorzaine » à l’époque, en 57, quand je suis rentré.

Interviewer : Jusqu’à quand avez-vous été payé à la « quatorzaine » ?
M. Leclere : Jusqu’en 68. En 69, on avait le chèque.
Mme Leclere : C’était obligatoire les chèques après. Ils ne pouvaient plus nous payer en espèce. Ils n’avaient plus le droit si ça dépassait mille francs.
M. Leclere : Avant, tous les quatorze jours, on avait une feuille de paie, avec une enveloppe avec l’argent dedans.
Mme Leclere : Il y avait des vols.
M. Leclere : Il y avait un bureau de la paie. Les personnes ne travaillaient que sur ça. A partir du jeudi, ils préparaient la paie pour tout le monde.

Interviewer : Ça faisait un sacré travail.
Mme Leclere : Oh oui, ils étaient nombreux à l’époque.
M. Leclere : On était 1 500 environ à l’époque. On avait ce que l’on appelle le marron. C’est comme une pointeuse. C’était un jeton avec notre matricule dessus. On décrochait le marron. Quand les marrons restaient accrochés, c’est que les personnes manquaient. Chaque atelier avait son casier. Le jour de la paie, il y avait un marron plus petit, en alu et hexagonal que l’on devait donner pour avoir notre argent. Sans jeton, aucune paie ne pouvait être remise. Quand je suis revenu de La Ciotat, j’ai eu le numéro 3459. Au FCM, j’avais le numéro 536 donc j’étais le 536ème tuyauteur. Après, à la CNIM, ils ont changé les numéros et je pense qu’ils ont pris en compte l’ancienneté. J’avais le 1536 et quand ils m’ont réembauché, j’avais le 3459.

Interviewer : En un an finalement.
Mme Leclere : Et oui, en un an.
M. Leclere : Je suis revenu CNIM. Pour la Normed, ils n’ont rien changé et après pour la CNL, pareil.
Mme Leclere : C’était plus une boite de gestion qui liquidait. Il fallait un sigle.


La reconversion ou la prime Écouter cette séquence

Interviewer : Combien de temps a duré la CNL ?
M. Leclere : 3, 4 ans.
Mme Leclere : Le temps qu’ils liquident tout. Ils ont fait les cellules de reconversion, les départs en retraite, les départs à l’Arsenal puisqu’il y avait eu un accord avec l’Arsenal pour les 40/50 ans.
M. Leclere : J’y étais allé. On allait à la direction et des représentants de l’Arsenal nous recevaient. J’avais 48 ans. La personne consultait mon dossier. Il était intéressé mais j’étais trop vieux. Il fallait avoir jusqu’à 40 ans.

Interviewer : Vous n’avez pas retravaillé ?
M. Leclere : Je suis parti en reconversion à l’âge de 50 ans. Vous étiez payé à rien faire.
Mme Leclere : A rien faire. Tu parles d’une reconversion ! Vous étiez obligé de rester en reconversion car vous étiez plus payés que si vous étiez en emploi. Si vous trouviez un emploi, on vous payait au SMIC donc bien en-dessous.
M. Leclere : Logiquement la reconversion était faite pour vous reconvertir mais en réalité il n’y a jamais eu de stages. Il n’y avait rien.
Mme Leclere : Les premiers temps, ils voulaient nettoyer les chantiers. On leur a répondu qu’il fallait surtout pas. Être payé à rien faire, il l’a mal vécu et puis moi aussi.
M. Leclere : Il y avait la zone industrielle de Signes  qui prenaient naissance. On pouvait, soi-disant, travailler là, mais quand l’entreprise Coca-Cola s’est implantée, elle avait déjà son personnel et puis en plus ils embauchaient des personnes qui étaient sur place.
Mme Leclere : Ils ont pris au maximum 20 personnes sur tout le département.
M. Leclere : On allait toutes les semaines à la cellule de reconversion, on parlait et c’était tout. J’avais dit au chef du personnel que c’était du vent, qu’on n’arriverait pas à reconvertir tous ces gens.
Mme Leclere : Au début, ils leur faisaient croire qu’ils les reconvertissaient.
M. Leclere : Lui y croyait. Deux ans après, j’ai été licencié et je suis parti au chômage. J’avais droit à 5 ans de chômage.

Mme Leclere : Cette cellule a duré deux ans. C’était deux ans à rien faire et être bien payé, un peu moins que s’il avait travaillé mais plus que s’il avait repris une activité. Combien se sont suicidés.
M. Leclere : Je ne vous dis pas le nombre de décès qu’il y a eu, le nombre de divorce.
Mme Leclere : C’était l’horreur. Les femmes ne supportaient plus leur mari à la maison.
M. Leclere : Il y avait des gens qui se sont servis de leur prime pour ouvrir des commerces, qui ont fermé un an après.
Mme Leclere : On leur a donné 20 millions.
M. Leclere : On avait soit une prime de 20 millions, soit la reconversion. J’avais fait mon compte et avec la reconversion je gagnais le double. Les deux ans de reconversion, ça me permettait de chercher autre chose. Mais à 50 ans, on ne trouve plus rien.
Mme Leclere : Nous, on l’a mal vécu dans le sens où on n’a pas été habitué à ne pas travailler. Avant, on n’avait pas le temps de se rendre compte. On partait d’une boîte pour une autre. Celui qui ne travaillait pas, c’est qu’il ne le voulait pas.
M. Leclere : J’ai connu La Seyne avec 2 chômeurs professionnels.
Mme Leclere : Ils ne touchaient rien, c’était pour la couverture sociale. Le chômage était vécu comme une tare.
M. Leclere : Quand je suis rentré aux chantiers, on était 1500 et il y avait 5 à 10 000 personnes qui gravitaient autour.
Mme Leclere : Il y avait des grosses boites comme la Provençale.
M. Leclere : Ça faisait travailler les gens jusqu’à Bandol, Sanary, La Farlède. Des artisans qui travaillaient pour les chantiers.


Une entreprise sous-traitante et l'esclavage Écouter cette séquence

Mme Leclere : Au départ, C’était des artisans. Après c’était des sous-traitants et ça a fait des dégâts. Avec les artisans, c’était du travail bien fait. C’était leur métier tandis que avec les sous-traitants, ce qu’on appelait des marchands d’hommes, c’était catastrophique. Ils prenaient un boulanger pour faire des tuyaux. L’ouvrier des chantiers devait refaire derrière lui. Les chantiers les payaient bien ces marchands d’hommes. Certains se sont engraissés.
M. Leclere : Vous aviez une entreprise qui s’appelait la Samic. Ils allaient chercher des gens en Afrique. J’avais un ami noir africain. Il disait que le patron allait dans les villages africains, il leur touchait la main et s’ils avaient la peau dure, il les prenait. C’était des gens qui travaillaient la terre. Ils étaient travailleurs.
Mme Leclere : Ils ne devaient savoir ni lire ni écrire.
M. Leclere : Il les faisait venir clandestinement. Ils n’avaient aucune couverture sociale. Ça faisait des années qu’ils travaillaient et un jour, ils se sont révoltés et ils ont eu un statut.
Mme Leclere : Les chantiers avaient suivi aussi. Ils les avaient soutenus.

Interviewer : C’était en quelle année ?
M. Leclere : Dans les années 80. Ils ont tenu le coup pendant deux mois. Ils étaient payés avec un lance-pierre. Ils étaient exploités à fond. Après leur révolte, ils ont eu un statut, une protection sociale. Le gouvernement s’est rendu compte que c’était un marchand d’hommes, ni plus ni moins qu’un esclavagiste. Il est allé en prison.


Responsable syndical et l'amiante Écouter cette séquence

M. Leclere : Vous parlez à un convaincu.
J’étais responsable syndical à la CGT. On était majoritaire aux chantiers à 80 %. On faisait du bon travail.

Interviewer : En quelle année avez-vous adhéré à la CGT ?
M. Leclere : 6 mois après être rentré aux chantiers, lors de ma titularisation. Deux jours après être rentré, il y a eu une manifestation. Elle m’a marqué. Il y avait un homme qui était au syndicat qui m’a dit « Petit, tu vas aux cabinets, tu vas te cacher, il ne faut pas que tu fasses grève, tu es sous contrat, tu n’as pas le droit ». Je me suis rendu compte plus tard que l’on avait des avancées grâce aux syndicats.
Quand je suis rentré, c’était le moyen-âge par rapport à la propreté, notamment les vestiaires et par rapport à la sécurité. Il y a eu des progrès énormes. Mais pour le problème de l’amiante, ils le savaient depuis le 19ème siècle qu’elle était mortelle, mais il n’y avait aucune protection aux chantiers. Je travaillais à bord des bateaux, dans les machines, ça voletait toute la journée parce que les ouvriers mettaient le calorifuge. On était au contact permanent avec l’amiante. Les syndicats ne le savaient pas quand je suis rentré. C’est plus tard quand il y a eu le comité d’hygiène et de sécurité, qu’ils ont fait des prélèvements. Il n’y avait pas que l’amiante. Il y avait aussi un produit qu’on appelait la perlite. Quand on transportait les méthaniers, il y avait double cloison. Il y avait deux bateaux. Entre, on mettait un isolant qu’on appelait la perlite. C’était également cancérigène. Comme il y avait toujours des fuites, on en était intoxiqué.

Interviewer : Quand est-ce que les gens ont commencé à en parler ?
M. Leclere : Exactement dans les années 80.

Interviewer : Il y a un rapport avec la création des comités d’hygiène et de sécurité ?
M. Leclere : Les comités ont été créés avec les CNIM. Ils avaient un pouvoir réduit. Ils travaillaient sur les conditions de travail, la fumée aussi. Quand les soudeurs travaillaient à vos côtés, les baguettes dégageaient une fumée toxique. Il y avait même du cyanure dans les baguettes. C’est à ce moment là que les analyses ont commencé. Ils ont analysé les poussières d’amiante à bord des bateaux. Il y a même des personnes qui travaillaient dans les bureaux et qui ont été touchées par l’amiante parce que ça volait partout dans les chantiers. Des gens qui habitaient sur le port ont aussi été contaminés. Les maladies liées à l’amiante ont été reconnues par la médecine du travail. Entre parenthèses, la médecine du travail savait très bien que c’était cancérigène, mais les médecins étaient achetés par la direction. On passait des radios chaque année. Quand ils ont liquidé les chantiers, la première chose qu’ils ont essayé de faire était de jeter les dossiers. Le dernier médecin a réussi à récupérer certains dossiers et des radios. On voyait déjà que dans les années 70 des gens étaient contaminés. On voyait déjà des plaques donc ils le savaient, mais ils ne disaient rien. On l’a su après la fermeture. Dans les années 90/91, a commencé l’ouverture des dossiers amiante. C’était La Ciotat qui a commencé car ils ont eu pas mal de décès. Finalement, la médecine a reconnu qu’il y avait de l’amiante dans tous les chantiers navals. A l’Arsenal, les anciens bateaux sont farcis d’amiante, le Clemenceau, n’en parlons pas. Vous avez des bateaux qui ont 30/40 ans qui naviguent encore tout en sachant qu’il y a de l’amiante.


Les accords avec la Corée Écouter cette séquence

M. Leclere : Je l'ai découvert quand FR3 a fait un reportage sur les chantiers navals. Le reporter a enquêté et on a découvert qu’il y avait eu un marché avec la Corée pour le TGV et que la Corée, en contre-partie, souhaitait la fermeture du plus grand nombre de chantiers en Europe. Ils nous ont fait fermer nos trois chantiers en échange du TGV.

Interviewer : Il y a eu aussi les accords d’Avignon ?
Mme Leclere : Oui. C’est pour cela que Saint-Nazaire est resté au détriment de Dunkerque à cause de la Pologne. En méditerranée, c’est Gênes.
M. Leclere : Un chantier sur chaque mer. Il y avait aussi Bordeaux qui avait des chantiers navals.


Les manifestations et les avantages sociaux Écouter cette séquence

M. Leclere : Ils ont fermé, pareil.
Mme Leclere : On s’était battu, on n’avait négocié pour que les chantiers de La Seyne restent. C’était devenu du n’importe quoi. Vous faites des portions de bateaux dans 50 chantiers et vous les assemblez dans tels chantiers. Beaucoup étaient assemblés en Italie. Ça fait cher. Ils disaient que la main d’œuvre était chère chez nous, mais on avait quand même des lois, une couverture sociale et on s’était battu pour nos droits. Pendant longtemps, on allait chez le docteur et on était remboursé quand on allait à la sécurité sociale. Après, ils ont créé la mutuelle. On leur apportait directement et ils nous remboursaient de suite. On a apprécié car on ne faisait plus l’avance. Après, il y a eu la pharmacie des chantiers. On ne payait pas les médicaments. Il y a eu plein de choses pour les ouvriers.

M. Leclere : Avant qu’il existe le ticket modérateur gratuit, les gens faisaient l’avance et il fallait les payer.
Mme Leclere : Et on était remboursé quinze jours après. Quand j’ai eu les petits malades, j’ai apprécié. Ils ont eu des semelles orthopédiques, il fallait avoir des autorisations de la sécurité sociale. On allait aux chantiers et ils faisaient toutes les démarches. On s’est battu pour ça.
J’ai jamais eu une fiche de paie entière. Je ne sais pas ce que c’est d’avoir un mois entier. Mais les avancées que l’on a eu, c’est grâce à ça. C’est vrai que c’était eux à l’intérieur des chantiers qui faisaient grève mais c’est vrai aussi que, nous les femmes, on a souffert, surtout en 68. Ils bloquaient tous les endroits et on avait rien. Comme on était loin, on ne descendait pas et on est resté un mois et demi, de mai jusqu’à août, sans rien. Après de plus en plus de femmes ont participé aux marches. On a fait les marches à La Seyne, à Toulon, à Paris. Tout le monde même les enfants y allaient. A partir de là, on a pris notre place. Avant, non sauf en 36 quand il y a eu des grandes grèves. Les mères de familles allaient jusqu’à la porte des chantiers pour avoir de quoi manger et je vous assure que le patron aurait pu être en charpie car elles ne rigolaient pas.
Avant 68, c’était plus une affaire d’hommes. Il y avait des hommes qui faisaient grève et d’autres qui restaient après pour travailler car ils avaient une maison à payer. Ça a été l’horreur pour eux. J’ai connu des ingénieurs qui se sont suicidés. Il y avait cette espèce de lavage de cerveaux. Ils avaient des réunions et on leur bourrait le crâne avec le fait qu’ils allaient retrouver un travail. Nous, on le voyait, mais il y a eu des familles qui l’ont cru jusqu’au bout. Ça a été l’horreur quand il y a eu ces licenciements.
M. Leclere : Le seul regret que j’ai, c’est qu’on n’ait pas pu brûler les chantiers, que les syndicats nous aient empêchés de les brûler. De toute façon, le résultat aurait été le même. Ils ont tout cassé. Autrement, je pense que l’on s’est battu.
Mme Leclere : Oui, on a fait ce qu’il fallait. Durant les périodes de Noël, les patrons fermaient les yeux et ils emportaient tout. Combien de personnes arrivaient le lundi et n’avaient plus rien. Ils ne trouvaient plus le patron, en plus.
M. Leclere : Pour le dernier bateau, ils avaient fermé une semaine pour Noël. J’avais dit avec des collègues que quand on rentrerait de vacances, il n’y aurait plus de bateau. Ils ont profité des vacances pour l’emmener à l’Arsenal. On allait travailler à l’Arsenal. On prenait une navette. On travaillait de 5h à 13h. Ils préféraient payer.
Mme Leclere : C’était de l’argent gaspillé et ça, on ne le comprenait pas.


La solidarité et les associations Amians, Arpan, Afepan Écouter cette séquence

M. Leclere : Personnellement, j’ai vécu une époque merveilleuse. Il y avait une solidarité terrible.
Mme Leclere : Il y avait des copains. Dans la tuyauterie, il y avait une grosse solidarité.
M. Leclere : On se retrouve souvent. On a créé une association car on s’est retrouvé avec les gens des années 39-40 et à un moment donné, on s’est demandé comment on allait faire pour vivre. On s’est battu au conseil régional, général et jusqu’à Paris pour pouvoir partir en pré-retraite. Depuis, chaque année on se retrouve, on fait une assemblée générale. On est désormais tous en retraite. C’est un plaisir de se retrouver même si les rangs s’éclaircissent chaque année. Et puis les copains plus jeunes que moi, quand on se retrouve dans la rue, ça fait tellement plaisir de se revoir.
On a aussi une association qui s’appelle l’Amians, c’est l’Aide pour le Maintien des Intérêts des Anciens de la Normed. Ce sont des bénévoles qui montent les dossiers aux gens pour la retraite, pour les veuves. On fait une assemblée chaque année. On était 1000 cette année. On est 1500 adhérents.

Interviewer : Quel est le nom de votre association ?
M. Leclere : C’est L’ARPAN. C’est l’Association pour la Reconversion du Personnel Âgé de la Normed. Il y avait aussi une autre association qui s’était créée avant nous, l’AFEPAN. C’était l’Association pour la Formation et l’Emploi du Personnel Âgé de la Normed. C’était les gens des années 37-38.
Mme Leclere : L’ARPAN a été créée seule car les autres ne voulaient pas qu’ils s’intègrent avec eux.
M. Leclere : On s’est bagarré de notre côté.
Mme Leclere : Et ils ont eu plus d’avantages que les autres. Ils se sont battus différemment.
M. Leclere : C’est pour ça que j’ai horreur de la ville de Marseille. J’y suis tellement allé pour me bagarrer. Quand je suis parti des chantiers, j’étais avec un copain et quand on a passé la porte des chantiers, je lui ai dit « Tu vois, on sort mais on peut garder la tête haute. Ce n’est pas nous qui sommes partis, c’est eux qui nous ont renvoyés ».
Mme Leclere : C’est vrai que jusqu’au bout ils se sont battus et c’était dur à vivre. Ce qu’il voulait faire des chantiers c’était du tourisme mais quand même on n’enlève pas 150 ans d’ouvriers.
M. Leclere : Ils ont créé une zone d’entreprises, mais ils ont peur de la cité. Les gens vont à Bandol, Sanary mais à La Seyne, qu’est ce qu’il y a, à La Seyne. Il faut aller aux Sablettes. L’été, la ville est morte. Les gens vont aux Sablettes, à Bandol, à Sanary.


Les commerces, les commerçants, les fêtes Écouter cette séquence

Interviewer : Et avant, il faisait bon vivre ?
M. Leclere : Ah oui, l’été c’était plein sur le port. Il y avait la foire. L’été les gens restaient là.
Mme Leclere : La première quinzaine de juillet, c’était la fête de La Seyne et les chantiers avaient un jour de congé pour cette fête. Il y avait la foire qui venait 10 jours, jusqu’au 14 juillet. Ils se mettaient sur le port, là où ils ont bâti tous les immeubles. Il y avait une grande place. C’était la fête, les manèges et les gens sortaient. Il y avait un glacier.
M. Leclere : Vous savez combien il y avait de boulangers au temps des CNIM ? J’en ai compté 25 et il doit en rester 5 aujourd’hui. Le matin, les gens étaient sur le marché à 5 heures. Les gens allaient au boulot, ils s’achetaient leur jambon, leur fruit.
Mme Leclere : Maintenant, ils n’ont même plus le droit. C’est 8h-12h. C’est aberrant.
M. Leclere : Chaque année, les commerçants nous disaient « Vous avez la prime cette année ? ». On touchait une prime à la fin de l’année, comme un 13ème mois. Les commerçants faisaient leur chiffre d’affaire à la fin de l’année. Après, quand ça a commencé à battre de l’aile, ils nous disaient « On ne vit pas avec les chantiers, nous », « Vous n’avez qu’à travailler, vous n’êtes que des feignants ». Mais quand les chantiers ont fermé, ils se sont rendu compte qu’effectivement ils vivaient bien avec les chantiers. C’est pour ça que l’on voyait cette valse des commerçants. Ce n’est pas les grandes surfaces car elles existaient déjà. Il y avait 4 marchands de chaussures à La Seyne, on achetait nos chaussures à La Seyne. On n’allait pas à Toulon.

Interviewer : A quel moment s’est arrêtée la fête à La Seyne ?
M. Leclere : Après la fermeture.

Interviewer : Et vous pensez qu’il y a pu avoir une influence des chantiers également ?
M. Leclere : Oui, certainement. Ça a été un fiasco complet mais j’espère qu’elle va se redresser La Seyne. Je me fais du souci pour les jeunes...

Interviewer : Vous rappelez-vous des personnalités qui ont marqué La Seyne ?
M. Leclere : Le premier qui me vient en tête, c’est notre maire, Toussaint Merle. Le marchand de cade. Elle était en-bas du marché. Tout le monde la connaissait et tout le monde mangeait la cade. Henry Tisot, qui avait la pâtisserie.
Mme Leclere : Georgette la laitière. C’était folklorique. Elle avait sa charrette et elle livrait le lait. On aurait dit un homme.
M. Leclere : Elle a été attaquée deux fois, deux fois les bandits sont partis à coups de fouet. Il y avait les deux chômeurs de La Seyne. Il y avait ficelle.
Mme Leclere : Pour ne pas avoir froid l’hiver, il insultait la police et on le mettait à l’ombre. Le seul travail qu’il faisait était de ramasser au printemps les poireaux sauvages. Il faisait des petites bottes et ça lui faisait de l’argent de poche. L’hiver, il allait à Janas pour ramasser le bois gras c’est-à-dire les souches de pin dont on se servait pour allumer le feu. Il faisait des petits fagots. Quand il avait fini, il rentrait dans une villa, il faisait plein de bruit, les policiers l’emmenaient et il restait 6 mois au chaud, en prison. On n’a jamais su son nom.
M. Leclere : Jean Passaglia également. Il a été pendant des années conseiller municipal. Sénégal. On l’appelait Sénégal parce que l’été il portait un casque colonial. Il n’est jamais allé en Afrique. Il avait un manège qu’il faisait tourner à la main. Il était sur la place Perrin. Lichou, c’est le grand bar PMU.
Mme Leclere : On les a tous connus, surtout mon mari car il habitait au centre ville.
M. Leclere : Il y avait aussi le forgeron. Aujourd’hui, il y a un bar resto appelé la Forge. Ce monsieur venait à Martini et nous faisait des pièces en 10 minutes. On lui amenait des chevaux, ou il allait dans les campagnes pour ferrer les chevaux. J’ai connu l’époque où on labourait avec les mulets. Il y avait aussi les balayeuses, c’est-à-dire des femmes qui étaient embauchées pour balayer le marché. Elles avaient des balais en bruyère.
Mme Leclere : Il y avait aussi le glacier. Quand on était petit, il y avait les chanteurs des rues. On leur jetait la pièce depuis notre fenêtre.
M. Leclere : Après-guerre, il y avait aussi les saltimbanques. Il y avait le monsieur qui vendait sa brousse avec ses chèvres dans la rue. J’ai aussi connu le rémouleur. Il aiguisait les couteaux, les ciseaux.


Les quartiers de La Seyne Écouter cette séquence

Interviewer : C’était vivant. Vous n'avez vécu qu’à La Seyne centre, ou dans d’autres quartiers ?
M. Leclere : J’ai connu le quartier Saint-Honorat près du cimetière. Dans chaque quartier qui avait un nom de Seyne, chaque année, il y avait une fête dans le quartier. Souvent, c’était un accordéoniste qui jouait. On faisait un barbecue.

Interviewer : En quelle année ces fêtes de quartier se sont terminées ?
M. Leclere : dans les années 50, 60. Le syndicat des locataires a fait ensuite la relève mais cela s’est perdu car les gens n’y participent plus. Les gens se connaissaient plus avant. Quand je suis né, à La Seyne il y avait 15000 habitants, aujourd’hui, nous sommes 60000. Je me rappelle également le quartier des Mouissèques notamment quand il y a eu le sabordage de la flotte.
Mme Leclere : Moi, j’ai habité au pont de Fabre en 56. Il n’y avait rien là-bas. C’était La Seyne agricole comme la cité Berthe. Il y avait des vaches et des cochons. La Seyne s’arrêtait à la mairie sociale. Après, il y avait des champs jusqu’à Six-Fours. Ça a changé en 62 quand les rapatriés sont arrivés et que l’on a construit Berthe. Avant, il n’y avait que des cultures. Vers chez nous, il n’y avait que des champs d’artichauts. Aux Sablettes, c’était différent. Il y avait une différence, car c’était des gens plus riches qui y habitaient.
M. Leclere : Le boulevard du 4 Septembre aussi était bourgeois. Il n’y avait que des petites villas. C’était les médecins, les notables de la ville.
Mme Leclere : Toute la corniche aussi. Il y avait Michel Pacha, la villa George Sand. A part les notables, on était tous pareil, on avait autant de moyens. A la messe, jusqu’en 60, les riches avaient les noms inscrits et nous on était derrière. Les Mouissèques, c’était les italiens, c’était un peu dangereux mais rien à voir avec maintenant.
M. Leclere : Ils avaient déjà commis l’erreur de parquer les gens. J’habitais sur le marché, il y avait de tout. On côtoyait tout le monde. Après la guerre, les italiens avaient une très mauvaise renommée. Une fille qui sortait avec un italien, c’était mal vu.
Mme Leclere : Oui, très mal vu parce qu’ils venaient manger le pain des français. Ils venaient travailler aux chantiers.
M. Leclere : Oui, aux chantiers les spécialistes du rivetage étaient les italiens. Après, on est passé à la soudure. On a inventé et fait plein de choses aux chantiers : les méthaniers, les escalators, les usines de dessalement d’eau de mer, les usines d’incinération. Il y avait les bras et la tête. On a inventé la maille vide entre l’arrière et le devant du bateau.


L’immigration italienne Écouter cette séquence

Interviewer : Concernant l’immigration italienne, ils sont finalement venus à La Seyne du fait de leur compétence ?
Mme Leclere : Oui, à cause de leur savoir-faire. Ils venaient chercher du travail car en Italie, c’était difficile. Beaucoup se sont enfuis à cause de la dictature de Mussolini. Ils étaient déserteurs, se cachaient en France et finalement y sont restés et ont fait venir toute leur famille.
M. Leclere : C’était des constructeurs. C’était des maçons.
Mme Leclere : Après, il y a eu les portugais. Mais c’est vrai que les italiens ont été très mal vus.
M. Leclere : On les appelait les « macaroni », les « pipi », les « ritals ».
Mme Leclere : Le seul avantage qu’ils avaient par rapport aux maghrébins, c’était qu’ils étaient latins. Leur culture nous ressemblait.


L'ambulance, la sirène, l'arrivée et la sortie des chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Si on revenait un peu aux chantiers. Avez-vous des anecdotes à ce propos ?
M. Leclere : Le dernier bateau construit a mis un mois pour partir. Il ne voulait pas partir de la cale. On a fait trois lancements et il a fallu le pousser.
Mme Leclere : C’était vraiment le gag.
M. Leclere : Sinon, il y a eu beaucoup de morts mais ce n’est pas trop une anecdote.
Mme Leclere : Il y avait l’ambulance des chantiers. C’était folklorique car elle n’avait pas le droit de sortir.
M. Leclere : Ah oui, il fallait en plus la pousser et ils allaient jusqu’à la porte principale et les pompiers prenaient la relève. Il y avait le sifflet qui réglait les gens pour la reprise du travail.
Mme Leclere : Ah oui, ça alors.
M. Leclere : Ça sonnait à 6h45, 6h55 et 7h00. les gens se basaient sur ça pour connaître l’heure. Il résonnait après à 8h20 et 8h30, pour la pause casse-croûte. Il sifflait à 12h00, puis à 13h15, 13h25 et 13h30. Le soir, à 18h15.
Mme Leclere : L’été, c’était plus tôt.
M. Leclere : Il ne sifflait pas l’été car on prenait le travail à 4h45. Ils n’allaient pas réveiller les gens. Autre anecdote : les gens qui habitaient autour entendaient les tôliers qui travaillaient la nuit. Ils donnaient des grands coups de masse. Le rivetage, c’était aussi impressionnant à voir. Ils envoyaient étage par étage les rivets brûlants. Quand ils faisaient sur le port, on les voyait et c’était joli à voir. On voyait les rivets qui montaient étage par étage.
Mme Leclere : Et ils ne se brûlaient pas. C’était un peu des gens du cirque. Les bateaux étaient très hauts et ils travaillaient sur des petites planches.
M. Leclere : Il y a eu aussi les lancements. Ce qui m’a toujours frappé, c’est qu’on ne faisait pas venir les écoles de La Seyne. Je me suis toujours demandé pourquoi. Il a fallu les premières manifestations pour que les gens viennent. C’était le Fairsky.
Mme Leclere : C’est vrai. Je n’y suis allée qu’une fois, pour le Fairsky.
M. Leclere : Ce qui était aussi à voir, était la sortie des chantiers. Les gens couraient et il n’y a jamais eu d’accident. Il ne fallait pas passer à La Seyne à partir de 11h55 et le soir à partir de 18h00.

[...] Interviewer : Il y avait deux portes ?
M. Leclere : Il y avait aussi un truc, c’est qu’il ne fallait pas se mélanger avec les gens des bureaux. Nous, on sortait à midi et eux sortaient à 11h50. Pareil pour la rentrée, nous on rentrait à 13h15 et eux à 13h30. Les gens de la direction faisaient une différence entre l’agent ouvrier et le bureaucrate.


Le travail préparatoire aux bureaux Écouter cette séquence

Interviewer : Vous-même, vous avez travaillé deux ans dans les bureaux.
M. Leclere : Oui, mais en atelier. Je voyais la différence entre les bureaux et les copains qui travaillaient en bas. Les gens avec qui je travaillais ne descendaient jamais dans l’atelier. Moi, tous les matins, j’allais dire bonjour à tous les copains, mais eux non. C’était vers la fin et ça a toujours été comme ça.
Interviewer : Vous faisiez quoi dans les bureaux ?
M. Leclere : Je faisais la préparation du travail, c’est-à-dire je faisais les plans, les dossiers pour le bord et l’atelier. Je commandais le matériel, je calculais le prix de revient. J’ai fait ça deux ans pour des raisons de santé, mais ça ne me plaisait pas. Et quand il y a eu les frégates, ils ont eu besoin de personnel et je suis retourné à bord.
Interviewer : En quelle année ?
M. Leclere : En 82 et ce jusqu’en 89. J’ai travaillé le plus à bord. A bord ou en atelier ça ne me dérangeait pas.


Les avantages des chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Hormis la fermeture, est-ce que vous regrettez des choses à propos des chantiers ?
Mme Leclere : Ce qu’on regrette, c’est que ça faisait vivre toute une ville et que ça permettait d’avoir une certaine identité de la ville. Pour nos enfants aussi car ça permettait d’avoir l’esprit tranquille. Les enfants ayant des difficultés scolaires allaient travailler aux chantiers. On savait qu’ils trouveraient, qu’ils auraient une situation. Il y avait du travail par les chantiers, mais aussi tout le reste comme les apprentis boulangers car ça faisait vivre toute une ville. Le travail manuel était en plus vraiment reconnu. Il y avait des formations spéciales. Après, ça a changé, les mentalités ont changé et celui qui voulait faire un CAP était déconsidéré par les professeurs.
[...]
M. Leclere : La fermeture des chantiers a quand même été un drame affreux. Il y a eu des morts et des drames familiaux surtout.
Mme Leclere : Après 68, on a quand même bien vécu. Ça a donc permis à des gens d’acheter et du jour au lendemain, vous aviez des traites à payer et vous étiez sans rien. Aucune perspective et surtout pas l’habitude. Psychologiquement, vous n’étiez pas préparé. On avait toujours connu ça et on était formé pour ça. C’était une grosse boite.
M. Leclere : On travaillait beaucoup, les heures supplémentaires et le travail le samedi. Avant 68, on faisait 48 heures par semaine. En 68, on travaillait 42 heures.


Après 1968 Écouter cette séquence

Interviewer : Au niveau de votre famille, ça a eu quelle influence ?
Mme Leclere : On se voyait déjà un peu plus, les enfants voyaient plus leur père. Le samedi, il allait chercher les enfants au collège et c’était une équipée.
M. Leclere : Mais c’est elle qui leur a donné l’instruction, qui les a élevés.
Mme Leclere : Les femmes restaient à la maison.
M. Leclere : On les envoyait en colonie de vacances car on ne pouvait pas partir.
Mme Leclere : Il n’y avait pas de crèche et puis c’était un choix de vie. Si la femme travaillait, il fallait que quelqu’un garde les gosses et ça on ne pouvait pas.
M. Leclere : Mais nous n’étions pas malheureux.
Mme Leclere : Ah non.
M. Leclere : J’ai aucun regret. Il y a des mauvais souvenirs, mais les bons prennent le dessus. On a vécu des drames aussi, des décès, des copains qui sont morts. C’est ça qu’on occulte un peu à Sillage, toutes ces souffrances car il y en a qui souffraient.


Les activités culturelles Écouter cette séquence

Interviewer : Au niveau des chantiers, quelles activités culturelles faisiez-vous ?
M. Leclere : On était gâté aussi. On avait un comité d’entreprises. Il y avait la bibliothèque, une coopérative pour les gens des chantiers où on pouvait acheter des produits alimentaires et ménagers. On avait une colonie de vacances pour les apprentis dans la Drôme. On avait des activités sportives : football, rugby, judo… tous les sports possibles. On avait le comité de l’enfance. Ils s’occupaient d’organiser des sorties pour les enfants. Ils organisaient l’arbre de Noël. Mes enfants sont allés à Aqualand, à Marineland. A l’époque des vacances, il y avait un camp de neige. Il y avait des cours d’alphabétisation, d’art dramatique, gymnastique pour les hommes et les femmes.

Interviewer : Et vous, vous faisiez quoi ?
M. Leclere : J’étais à la commission des sports et je m’occupais des enfants pour le football. J’étais aussi à la bibliothèque. On est partis plusieurs fois à Allos avec ma femme. On avait un bon comité d’entreprise et il n’y avait que des ouvriers qui s’y occupaient.

Interviewer : Vous en faisiez partie ?
M. Leclere : Oui. Je faisais partie du bureau de la commission des sports et je m’occupais du football. J’étais président pour le football des jeunes, pour les vétérans et pour les seniors.

Interviewer : Ça vous prenait du temps ?
M. Leclere : La direction nous avait accordé le mercredi midi. Au lieu d’aller travailler, nous allions au stade mais c’était surveillé. On entraînait les enfants et le samedi, par contre, il fallait les accompagner aux matchs et parfois même les dimanches. Le comité avait acheté un terrain près des Sablettes pour faire un stade. J’ai été durant 32 ans président du football. Mais il y avait plein d’autres activités : judo, tennis… Avec les vétérans, j’ai pratiqué jusqu’à l’âge de 55 ans. Mon fils a fait du foot.

Interviewer : Vos trois enfants pouvaient en profiter ?
M. Leclere : Oui. Il y avait une participation dérisoire. Pour une sortie à 50 francs, vous donniez 5 francs par exemple. Au départ pour le football des jeunes, je me rappelle qu’ils ne payaient rien, ni bas, ni short, ni maillot, ni licence.

Interviewer : Madame Leclere, vous profitiez également de ces activités ?
Mme Leclere : Les femmes pas trop, mais les enfants oui. J’étais contente pour eux parce qu’ils pouvaient faire des sorties comme le Marineland. Pour Allos, nous, on n’y allait pas car on n’avait pas de voiture, pas de moyen pour y aller. C’est vrai que je n’en ai pas profité. La Paroisse me prenait beaucoup de temps. Je participais par contre aux sorties foot. Je ne suis jamais allée à la bibliothèque car on habitait trop loin. Par contre, quand la mairie a mis en service les minibus, c’était intéressant car c’était une bibliothèque roulante.

Interviewer : Vous alliez au cinéma ?
Mme Leclere : Non car c’était trop cher. La salle de cinéma aux chantiers était plutôt destinée aux professionnels. C’était pour le travail, pour les techniciens.
[...] Il y avait trois cinémas à La Seyne...


Les vacances Écouter cette séquence

Interviewer : Que faisiez-vous pour occuper les vacances et les week-ends ?
Mme Leclere : On allait aux bois, au fort Napoléon et à Janas. L’été, on allait à la mer.
M. Leclere : Quand ils ont été en âge, on les mettait en colonie pour qu’ils puissent un peu changer d’air.
Mme Leclere : Si on partait en vacances, on partait en gîte avec des amis, car ça nous revenait moins cher.
M. Leclere : D’abord, on est partis la première fois en vacance en camping, à Chalon. C’était en 77. On allait dans la famille, mais on était en camping.
Mme Leclere : Pour les gîtes, ça ne nous coûtait pas très cher. On y allait à trois familles.
M. Leclere : Par contre, pendant 5 ans, quand les enfants ont fait leurs études supérieures, on ne pouvait plus partir.


L'incertitude, le train des chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Quand vos enfants étaient adolescents, vous envisagiez qu’ils rentrent un jour aux chantiers ?
M. Leclere : Non, je ne l’ai jamais pensé, mais je savais que si ça ne marchait pas, ils avaient cette possibilité. Ma fille a fait des études d’infirmière, un de mes fils des études de psychologie et l’autre de garde-forestier.
Mme Leclere : On a beaucoup réfléchi au moment des grandes grèves, les dernières. Les femmes se sont senties plus concernées. Avant, les grèves se vivaient plus de l’intérieur. Il arrivait et disait : « Je reste deux, trois nuits ».
M. Leclere : C’était plutôt des grèves pour avoir 10 centimes de plus sur le salaire ou pour la sécurité. C’est d’ailleurs par ces petites manifestations internes qu’a découlé le comité d’hygiène et de sécurité. Les grosses grèves ont démarré après les premiers licenciements. Surtout qu’on ne comprenait pas car le carnet de commandes était plein. Il y avait eu une mauvaise gestion. Parler des chantiers, c’est beaucoup d’émotions. C’était une deuxième maison. On a pris très mal la fermeture et puis on ne comprenait pas et je ne comprends toujours pas.
Mme Leclere : On a commencé à être inquiets quand ils ont fait l’usine Sud Acier à La Garde qui devait travailler avec nous. Elle n’a jamais ouvert et les chinois l’ont démontée et emportée chez eux.

M. Leclere : Une autre anecdote, le jour où le train est parti dans la rade. Le frein qui retenait le convoi a lâché et le train est parti. Il n’a jamais déraillé et n’a fait aucun dégât, ni humain, ni matériel. C’était à l’heure de la rentrée. On a juste entendu du bruit mais il y avait tellement de bruit qu’on ne s’en est pas douté.

Interviewer : On faisait aussi des bijoux, non ?
Mme Leclere : Ah oui. C’était des bracelets contre les rhumatismes. C’était des bouts de cuivre.
M. Leclere : C’était des bouts de câbles. On récupérait le plomb que l’on mettait sur le rail. Il s’aplatissait au passage du train. C’était une belle époque que l’on ne pourrait pas revivre aujourd’hui.


La solidarité, les femmes et la clinique des chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Les mentalités étaient différentes peut-être aussi ?
Mme Leclere : Oui, on était plus solidaire. Quand quelqu’un avait besoin de quelque chose, on l’aidait. Il n'y avait qu’une famille dans notre quartier qui avait un téléphone et à une période ma fille est tombée malade. Une nuit, à 3 heures du matin, elle s’est mise à hurler, elle était très mal. Je suis donc allée sonner à 3 heures du matin chez la voisine. Notre voisin avait perdu sa femme, j’allais lui apporter à manger.
M. Leclere : C’est une autre époque, une autre mentalité. Je me rappelle quand mon papa est mort, on était 10 à la maison et ma mère s’est endettée pour manger. Alors, on avait le boucher qui nous donnait la viande, le boulanger, le pain. On avait une ardoise un peu de partout. Les commerçants nous faisaient confiance. Je me rappelle d’une vendeuse de chaussures qui, pour la rentrée des classes, venait frapper à notre fenêtre : « - Alors, tu ne prends pas les chaussures pour les petits ? – Mais, je n’ai pas de sous. – Viens prendre les chaussures pour les petits ».
Mme Leclere : On leur redonnait dès qu’on pouvait. Il ne nous serait jamais venu à l’idée de manquer de parole.
M. Leclere : Maintenant, vous ne pouvez plus le faire. Tout le monde travaillait à l’époque. Quand je suis rentré aux chantiers, les vieux nous racontaient qu’ils changeaient de patron 3 fois par mois. Si l’autre donnait 3 sous de plus, ils partaient et il n’y avait pas besoin de lettre de licenciement. Ils étaient payés à la journée. Les gens venaient à la bourse du travail pour être embauchés, comme les dockers. C’était une grande famille. Le travail était dur.

Mme Leclere : C’était dur, mais on respectait le travail. Les gens avaient beaucoup de valeurs. Les gens y rentraient jeunes, à 10, 12 ans à l’époque. Ma maman y a travaillé. Elle remplissait les bidons de pétrole. Elle devait avoir 15, 16 ans.
M. Leclere : Moi, j’ai connu les dernières femmes qui travaillaient aux chantiers dont les soudeuses. Apparemment, elles soudaient merveilleusement bien car elles avaient les mains plus douces que les hommes. Il y avait aussi les tuyauteuses, celles qui conduisaient la grue, qui menaient les ponts roulants.
Mme Leclere : Après, il y avait les femmes qui étaient dans les bureaux, qui avaient de l’instruction. Les femmes qui travaillaient en atelier n’avaient apparemment aucune instruction. Elles étaient veuves ou seules. Ce qu'il y avait de bien aux chantiers, c’est que quand le mari décédait pour cause d’accident de travail, la femme était embauchée. Elle avait un poste d’office et les enfants avaient automatiquement un emploi. Il y avait un service social très fort, 3 assistantes sociales qui avaient leur bureau au comité d’entreprise. C’était important ce suivi. Il y avait aussi la clinique des chantiers en face de la porte principale. J’ai accouché de mes deux enfants là.
M. Leclere : Ce n’était pas bête d’avoir implanté cette clinique en face des chantiers car il y avait beaucoup d’accidentés et on les amenait automatiquement là.