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Etre femme et immigrée à l'époque de la construction navale à la Seyne-sur-Mer

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Transcription : Fille d'un peintre-carreleur des chantiers dès 1963

Collecteur : Prestataire exterieur
Langue : Français

Qualité du son : moyenne


Présentation du témoin Écouter cette séquence

Monsieur : Je laisse ma fille parler avec toi, elle t’explique.

Interviewer : Votre sentiment ? Vous n’avez pas envie de parler des chantiers ?
Monsieur : Les vieux, depuis qu’ils ont pris la retraite, ils se sentent pas bien. Je me sens pas bien, j’ai mal partout.


L'arrivée en France en 1963 Écouter cette séquence

Interviewer : Vous êtes venu seul ?
Monsieur : Seul, en 63. 4 ans tout seul. Les enfants sont nés ici.

Interviewer : Vous avez des amis morts à cause du travail ?
Monsieur : Beaucoup ! Dans la famille, ils travaillent au chantier, ils sont tous morts, des frères, des cousins. Du travail. Mes enfants, il y en a un qui travaille à Paris.
Le chantier, il n'y a plus, il n'y a que l’arsenal qui fait des bricoles maintenant. Il n'Y a plus le chantier, ni les sous-traitants.


Un peintre-carreleur Écouter cette séquence

Monsieur : Je fais peintre-carreleur. Les peintures, ça bout, comme la savon. J’ai travaillé là-bas huit ans.
Après à l’arsenal jusqu’à la retraite. Si la SAMIC ferme, c’est pas moi le patron.

Interviewer : Vous êtes parti quand l’usine a fermé ?
Monsieur : Oui, en 81 [ ?]. C’est pour ça je suis rentré à l’arsenal. Même boulot, peintre-carreleur.
Tu rentres dans un placard comme ça [il montre un meuble], dans les bateaux, comme d’ici jusqu’à La Seyne.
Chaque jour, quand arrive le matin, tu es dans ton trou. Des fois tu fais les piquages. Tu commences à peindre.

Interviewer : Vous êtes en colère ?
Monsieur : Il y a des contrôleurs, ils disent rien.
[Sa fille traduit]
Moi, je suis en colère. Si tu abandonnes le travail, où tu vas ? Moi, je voulais partir, mais y’a rien à faire, si je pars, je vais où ? Il n'y a que l’arsenal. Si tu quittes, où tu vas ? On ne peut pas refuser.

Interviewer : Vous avez pensé à partir ?
Monsieur : J’y ai pensé jusqu’à la retraite.


Un intérimaire Écouter cette séquence

Interviewer : Vous étiez syndiqué ?
Monsieur : Bien sûr. A l’époque, c’est le patron qui retire de ta paye. Il te syndique. On est syndiqué par le patron. Comment on peut faire ? Jusqu’à présent, je suis à la retraite, mais ça va pas.

Interviewer : Si vous étiez à l’arsenal, vous n’avez pas connu la fermeture des chantiers ?
Monsieur : Non, j’étais à l’arsenal intérimaire, pas d’embauche. Tu travailles aujourd’hui, le lendemain il n'y a pas de travail. Il y a du travail, on t’appelle.

Interviewer : Toujours intérimaire ?
Monsieur : A la SAMIC, embauché. Mais à l’arsenal, intérimaire. Ils n’embauchent pas. Depuis que je suis parti de la SAMIC, pas d’embauche. On t’appelle, tu fais deux semaines, trois semaines.

Interviewer : Périodes longues sans travail ?
Monsieur : Des fois tu fais un mois ou deux mois. On te dit : il n'y a pas de travail. Mais c’est le même travail qu’on fait à la SAMIC et à l’arsenal.


L'amiante Écouter cette séquence

Interviewer : Est-ce qu’il y avait de l’amiante autour de vous ?
Monsieur : S'il y avait l’amiante, s'ils me disent pas… C’est pour ça, je suis fatigué, je suis déçu, je peux plus bouger maintenant…
Mais où je passe pour trouver l’amiante ? Si l’amiante est entrée chez moi, moi je sais pas, je suis pas docteur.
Tu vas voir le docteur du patronat, on te dit : t’es guéri. Tu vas au travail. Même si tu es fatigué, on te dit vas-y. Il m’a toujours dit tu es guéri.

Interviewer : Vous, vous pensez que vous avez de l’amiante ?
Monsieur : Faut passer le scanner.

Interviewer : C’est quoi vos douleurs ?
Monsieur : Partout, la circulation, l’épaule, le dos.

Interviewer : Positions dans votre travail ?
Monsieur : Avant, j’étais jeune. Maintenant, je peux plus. Si je travaillais beaucoup, je sentais la douleur.


De Guinée Bissau à la Seyne Écouter cette séquence

Monsieur : Ça fait 36 ans que je vis à La Seyne.

Interviewer : Histoire de vos parents ?
Monsieur : Ils sont nés en Guinée Bissau, pas loin de la Casamance, ce sont des Sénégalais.
Ils sont arrivés ici vers 62-63, la maman est venue après. Ils ont grandi en Guinée, sont partis du Sénégal, puis du Sénégal en France. Mon père avait peut-être 25 ans-30 ans. Quand il est parti il était déjà marié avec ma mère, il a travaillé ici et après il l’a fait venir.
Il a de la famille, des amis qui sont venus, peut-être en même temps que lui.
Quand il est venu il était à Marseille d’abord. Puis ils partent là où il y a du travail.
De Marseille il est allé à Ollioules et de Ollioules à La Seyne.
A Marseille il est pas resté longtemps. Il était à l’hôtel. C’était pas facile. Je pense que c’est un ami qui lui a trouvé un travail à Ollioules, il est parti là-bas.


Le logement Écouter cette séquence

Fille : A Ollioules, de la peinture, un peu de soudure je pense. Il travaillait avant de partir, toujours de la peinture.
Jamais de formation. En France non plus. Ils apprennent les métiers sur le tas. Mais une formation comme ils font maintenant, non.
Nous, on est deux à être nés à Ollioules. Peut-être 68-70, peut-être jusqu’à 75, parce que mon autre frère est né à La Seyne, en 75-76

Interviewer : Conditions de logement à Ollioules ?
Fille : On était encore bébés. C’était petit. Deux familles au départ. Après, à La Seyne, c’était un T2. Après ils ont fait des demandes aux HLM. Là, ils ont eu un T3, avec trois enfants.
Je suis la troisième.

Interviewer : Premiers souvenirs à vous ?
Fille : J’étais encore bébé, je n’ai pas le souvenir d’Ollioules. Après, je suis retournée pour voir.
Je me rappelle vaguement La Seyne centre. Par contre, quand on a habité en HLM à la cité, là je me rappelle.
A La Seyne centre, je me rappelle ma chaise haute. On était pas loin du port.
Le HLM, c’était plus grand, questions commodités aussi.
Quand on habite juste on sort il y a la route, les enfants ne peuvent pas sortir pour s’amuser.
Comme ils n'avaient pas de villa, la petite cour et tout… La cité, c’est plus facile. Les mamans peuvent descendre avec leurs enfants.
Le temps d’avant, c’est pas comme maintenant. Il n'y avait pas beaucoup de familles, c’était pas construit comme maintenant, les uns sur les autres.


Un père fatigué par le travail Écouter cette séquence

Fille : Il rentrait tout le temps fatigué, épuisé. Ce n’est que le week-end qu’il profitait de nous. Mais la semaine, on voyait qu’il avait eu une dure journée. Quand on y pense, c’était dur pour eux. Le matin il partait. On ne le voyait pas, peut-être 5-6 heures, nous on dormait encore. Le soir quand il arrivait, c’était pour manger. Après, nous, on devait se coucher.
Papa, c’est quelqu’un qui parle beaucoup avec nous. Mais on voyait qu’il était fatigué.
Après, quand il nous explique le travail qu’il faisait, on arrive à comprendre le pourquoi du comment.
Mais papa a toujours parlé avec nous tous.


Des chantiers à l'arsenal Écouter cette séquence

Fille : Quand le chantier a fermé, là c’est dur. C’est la catastrophe.

Interviewer : Pourtant, il ne travaillait plus aux chantiers, il était à l’arsenal ?
Fille : Il est parti à l’arsenal quand ça a fermé. Il a commencé à ne plus avoir de travail, là il est parti à l’arsenal.
Il faisait le même boulot qu’il faisait aux chantiers.
Je ne me rappelle plus l’année.

Interviewer : Au chantier, il était embauché ou en intérim ?
Fille : Intérim, puisque tout à l’heure il disait on peut rester trois quatre jours, après ils appellent.
A l’arsenal, là je pense qu’il était embauché. Il commence à y avoir un peu des syndicats.
Au chantier, c’était pas évident de dire ce qui n’allait pas.


Le travail d'un père exploité Écouter cette séquence

Interviewer : Petite fille, comment vous imaginiez le travail de votre père ? Quelle image vous aviez ?
Fille : Un travail, dur, sale. Il rentrait tout le temps sale. Plus tard, il rentrait un peu propre. L’arsenal, peut-être il se douchait avant de rentrer.
On voyait ses mains pleines de peinture. Un travail dur.

Interviewer : Et aujourd’hui, comment vous l’imaginez, le travail de votre père ?
Fille : Dur, humiliant, et… il n’y a même pas de mots. Avec le recul, nous voir là où on est, ce qu’on fait comme travail et eux ce qu’ils ont fait. Quand il nous montre les trous où il rentrait.
Vu qu’à l’époque ils ne savaient ni lire ni écrire, ils font ce qu’on leur dit de faire. Ils font, parce qu’ils ont une famille à nourrir. Ils ne peuvent pas faire autrement. Tu fais ça, ou tu es à la porte.
Humiliant. Et on s’est servi d’eux. Il y a des gens qui ont fait des années, si on voit leur fiche de paye… Avec les heures qu’ils faisaient… On s’est bien servi d’eux.
A la fin, là ils sont à la retraite, ils ne profitent pas de leur retraite, de leurs enfants, de leurs petits-enfants.
Ils se sont tués au travail. Ils n'ont rien eu le temps de voir, d’apprécier.
On voit des fiches de paye, ils sont depuis 30 ans dans la même boite, ils sont au même taux horaire. Parce que ce sont des gens qui n’osent pas demander.
Ma tante, qui a perdu son mari pour l’amiante, je lui dis quand ton mari décède tu peux demander à prendre des congés. Elle travaille dans une société connue dans le ménage. 22 ans qu’elle est dans la même boite.
Même s’ils sont malades, ils y vont, travailler. Ce n’est pas le patron qui va leur dire vous avez droit à tel jour… C’est le système qui veut ça. A la longue, je pense, j’espère, ça ne se passera plus comme ça.

Interviewer : Votre père a eu conscience d’être utilisé, ou c’est avec l’âge qu’il se rend compte ?
Fille : Depuis le début, mais quand on est impuissant. Qu’est-ce qu’il va faire ? Ne plus travailler, rester chez lui ? Ses enfants mangent quoi ? Sa femme, sa famille ?
C’est pour ça, tout à l’heure, il avait de la colère. Il se rend compte qu'il n'y a eu aucune reconnaissance, surtout quand on entend des propos. C’est des gens qui ont travaillé toute leur vie. Leur retraite, à 600 et quelques euros… Papa a cotisé au moins 40 ans… Aller chez le médecin tout les jours parce que ça va pas, voir ses frères et ses cousins mourir à cause de l’amiante.

Interviewer : Vous parliez des endroits où il allait, c’est quoi ?
Fille : Dans les bateaux, quand ils rentrent… il le disait dans notre langue. Je n'’arrive pas à le dire en français.
Des genres de tubes, il fallait creuser, nettoyer, piquer, avec le marteau piqueur. Il disait, le bateau était super grand, il pouvait rester une journée accroupi. Il n'y en a pas beaucoup qui le faisaient. Il y a que ceux qui n'avaient pas le choix.

Interviewer : C’était surtout les africains.
Fille : Il n'y a pas photo. Même maintenant, on va à l’arsenal, on voit qui rentre dans un trou et qui ne rentre pas…


La vie quotidienne de la mère Écouter cette séquence

Fille : Y’a [ ?] qui va venir, elle parle mieux que moi

Interviewer : Pendant cette période où votre père travaillait aux chantiers, comment se passait la vie pour votre mère ?
Fille : Ben elle était à la maison. Elle s’occupait de nous, le ménage, le repas et puis elle attendait que son mari rentre.

Interviewer : Est-ce que elle, elle ressentait cette chose dont votre père a parlé, dont vous, vous avez parlé, ce sentiment d’être exploité dans un travail très dur et de pas avoir la paye qui allait avec ?
Fille : Mmh mmh. Je pense qu’elle devait le ressentir. Mais chez nous, c’est la maman qui fait en sorte que tout se passe bien, que rien ne se voit, en fait. Parce que la maman est toujours là pour couvrir. Dès qu’elle voit que ça va pas, elle va faire peut-être un bon repas, elle va essayer d’arranger le coup, pour que ça passe mieux.
Mais je pense qu’elle devait le ressentir. Parce que nos mamans, ce n’est plus comme nous, maintenant. Quand le mari rentre, elle font tout pour adoucir le mari, pour le faire relâcher, qu’il n'est plus au travail, qu’il est à la maison.
Mais, des fois, ça ne devait pas être évident pour eux, aussi. Parce que quand on rentre à la maison, on retrouve, je ne sais pas, 3, 4, 5, 6 enfants en bas âge, tout le monde crie à la maison, c’est petit, tout le monde… Ça ne devait pas être facile aussi pour eux.


L’équilibre de la famille Écouter cette séquence

Interviewer : Dans votre génération, les femmes ont aussi le rôle d’arranger tout ?
Fille : Oui ça y est toujours, mais beaucoup de choses ne sont plus comme avant. Pour nos enfants, c’est dans notre intérêt de garder cette éducation, pour l’équilibre de la famille. Parce que si tout le monde rentre énervé du travail, qu’il y en a pas un pour rattraper l’autre, on ne va pas s’en sortir. La femme est là pour rattraper l’autre, prendre sur elle.
Mais maintenant, le mari rentre et crie, la femme crie aussi, c’est pour ça que les mariages ne tiennent plus.
De toutes façons, nos maris n'ont pas le même travail que nos pères ont eu.


L'évolution professionnelle et générationnelle Écouter cette séquence

Interviewer : Dans votre famille, beaucoup d’hommes travaillaient aux chantiers ou à l’arsenal ?
Fille : Mes oncles, des amis de mon père. Mais de notre génération, non. S'ils rentrent, ça va être en intérim. Ils voient que c’est trop dur. Le travail qu’on leur propose n'est pas humain, ils ne restent pas.
La génération de maintenant, ils ont le choix de dire non, je veux pas faire ça, ou j’ai mal là je ne veux pas le faire, ou aller voir un médecin qui peut juger s'il peut faire ce travail là ou pas.
Nos parents, même s'ils étaient malades, ils allaient quand même, parce qu’ils n'avaient pas le choix.

Interviewer : Pourquoi ?
Fille : Les mentalités changent et les enfants savent lire et écrire. On ne va pas subir ce qu’ont subi nos parents, ce n’est pas possible. On est capables d’aller voir une association, un syndicat.
Nos parents se blessent, ils se soignent eux-mêmes, ils continuent à travailler.
Maintenant, on sait qu’il y a l’accident de travail. Eux, ils ne vont pas faire valoir le droit. Ils vont se dire « déjà ils nous ont pris pour travailler, alors si on n'est pas capables de faire le travail qu’ils nous demandent ». Ils avaient cette mentalité.


La fermeture des chantiers Écouter cette séquence

Interviewer : Parmi vos oncles, meilleures situations que celle de votre père ?
Fille : Peut-être les gens qui avaient des diplômes, qui ont eu la chance de faire des études. Ceux qui n'ont pas fait de formation, ne sont pas allés à l’école…
[arrivée d’un ami]

Interviewer : A la fermeture des chantiers, les gens qui étaient embauchés ont eu une prime ou une formation.
Votre père a-t-il eu droit à ça ?
Fille : Je ne pense pas. Parce que juste avant que le chantier ferme, il est parti travailler à l’arsenal.
Quand on ne connaît pas ses droits, si on ne lui a pas dit, nos parents ne vont pas faire la démarche pour avoir cette prime ou cette formation.

Interviewer : Peut-être était-il en intérim ?
Fille : Il devait y avoir beaucoup d’intérim. Il ne devait pas y en avoir beaucoup qui avaient droit à la prime et à la formation.

Interviewer : Vous vous souvenez de cette période de fermeture ?
Fille : Oui, parce que du jour au lendemain, je ne sais pas s’ils ont eu des préavis, d’un seul coup, les conséquences pour la famille, il n'y a plus de revenu. Il suffit que la maman soit mère de famille, qu'elle ne travaille pas, les fins du mois, c’était dur.
Le chantier, quand il ferme d’un seul coup, pour faire des démarches, retrouver un boulot, ce n’est pas évident.
Il y a eu des moments de creux, de chômage, de déprime. Eux, ils travaillent sans relâche, ils pensent que s’ils travaillent plus que l’autre, ils vont être gardés, alors que ce n’est pas ça.
Ça devait être trop dur pour eux. Quand on se remet dans leur situation, avoir un travail dur, humiliant et, du jour au lendemain, on vous fout à la porte en gros et qu’on n’a pas de reconnaissance derrière, ça doit être trop dur.


L'absence de reconnaissance Écouter cette séquence

Interviewer : Les gens travaillent dur parce qu’ils espéraient la reconnaissance du travail effectué ?
Fille : Ben oui, non ? C’est travailler pour leur famille, subvenir à leurs besoins. Nos parents, quand on leur dit de faire un travail, ils vont le faire bien. Ils vont faire comme si c’était leur propre travail.
Pas comme nous maintenant, on a des pauses, on s’arrête. Eux, ils travaillent du matin jusqu’au soir, non stop.

Interviewer : Certains ouvriers parlent de la fierté d’avoir participé à la construction des bateaux.
Il y a eu ça chez votre père ?
Fille : Oui, je pense. Quand on fait quelque chose, on veut bien le faire. On est content, on a fait quelque chose de bien, de beau, qui a servi. Quand on a fait quelque chose et qu’après il n'y a aucune reconnaissance, ça doit être dur pour eux.

Interviewer : Quand les bateaux étaient terminés, les familles étaient invitées aux lancements des bateaux.
Dans votre famille, on n’a jamais été invité ?
Fille : Les gens qu’on va convier, c’est peut-être les gens qui ne sont pas rentrés dans les fameux trous.
C’est peut-être les gens qui donnaient les ordres et une fois le travail fini, ce sont ces gens-là qui vont inviter leurs femmes, leurs enfants. Peut-être même qu’ils avaient droit à l’arbre de Noël. Nous on n’avait pas, à l’époque.

Interviewer : Parce que votre père n’était pas salarié des chantiers ?
Fille : Je n’ai pas le souvenir qu’il nous ait emmenés aux chantiers, un goûter, une fête de Noël, une inauguration.


En intérim Écouter cette séquence

Interviewer : Est-ce que vous savez si votre père a essayé de se faire embaucher ?
Fille : Sûrement, parce que quand on rentre en intérim, on souhaite être embauché. Mais sûrement, pour eux, ce n’était pas intéressant. Ils préfèrent prendre des gens en intérim. En intérim, ils n'ont pas la même sécurité, ils ont pas d’indemnités. Même s’ils voulaient revendiquer, ils étaient coincés, parce qu’on ne leur disait jamais quel chemin prendre, à quelle porte frapper.
Vous êtes là, vous faites le travail, stop. Vous avez mal ? Malade ou pas, les docteurs étaient complices. Ils avaient leur intérêt dedans.

Interviewer : Votre père a essayé de faire reconnaître ses problèmes de santé ?
Fille : A l’époque, ça voudrait dire qu’ils ne le prendraient pas pour travailler. Comment il fait ? Il faut bien qu’il mange. Il faut bien que sa famille mange. Donc mal ou pas, il va aller travailler.

Interviewer : Il ne pouvait pas faire de démarches.
Fille : Non, surtout le temps d’avant. Surtout quand on ne sait ni lire ni écrire, ce n’est pas évident de se faire reconnaître. Ils sont là pour travailler, point.


L'absence d'avantages sociaux Écouter cette séquence

Interviewer : Vous vous souvenez, petite filles, d’avoir eu des copines qui avaient l’arbre de Noël ?
Fille : Oui, à l’école il n'y avait pas 36000 petites africaines, deux trois pas plus. J’ai le souvenir que les copines avaient souvent l’arbre de Noël, ou des repas de fin d’année.

Interviewer : Il y a eu des africains embauchés aux chantiers.
Fille : Oui, mais quand on ne connaît pas ses droits, qu’on ne vous convie pas.
Je ne pense pas qu’ils se faisaient des repas entre chef d’équipe et celui qui rentrait dans le trou. Ils n'avaient pas cette affinité comme maintenant. 
[le téléphone sonne]
[l’ami me parle d’un voisin qui a travaillé aux chantiers]


Les loisirs Écouter cette séquence

Interviewer : Vous aviez des loisirs ?
Fille : Vu que mon père travaillait beaucoup, en dehors de l’école, les devoirs, la maison, il n'y a que les week-ends où on allait rendre visite à la famille. On ne pouvait pas avoir d’autres loisirs. Vu la paye que mon père devait avoir, on ne pouvait pas aller à Eurodisney.

Interviewer : Est-ce que vous alliez à la plage ?
Fille : A la plage oui, l’été. Parce que c’est gratuit ! J’ai de bons souvenirs. On allait à la plage le week-end, avec mon père et ma mère.

Interviewer : Est-ce que vous alliez à la foire ?
Fille : La foire aussi, mais pas tout le temps.


Savoir lire et écrire et ne plus accepter un travail inhumain Écouter cette séquence

Interviewer : Est-ce qu’il y a eu un moment où vous avez pris conscience de la situation de vos parents, à l’adolescence ?
Fille : Avant même l’adolescence, à l’école on le voit que ce n’est pas pareil. J’ai trop vite grandi. Finalement, à force d’être toujours dans la débrouille, ou de voir que vos parents font tout pour qu’il ne vous manque rien, malgré qu’ils ne savent ni lire ni écrire.
Quand on commence à aller à l’école, lire, écrire, écouter la télé, comprendre, on est pressé de pouvoir prendre la relève, aider nos parents, par exemple à remplir un papier.
Vite faire les choses pour essayer de rattraper tout ce qu’ils ont perdu. Même s’ils ne savent ni lire, ni écrire, ils comprenaient. C’est les accompagner dans les démarches.

Interviewer : Cette expérience vous a donné envie de faire des études, ou vous a plutôt découragée ?
Fille : Ça nous a plus endurcis. Moi je me dis je n’aurais pas la même vie. On veut toujours aller de l’avant.
Être dégoûté, révolté, dans la vie, parfois on l’a. Mais c’est une revanche aussi. Étant mère de famille, je ferai tout pour que mes enfants… s'il y a l’arbre de Noël, mes enfants iront. Je ferai valoir mes droits, contrairement à mes parents. S’il y a un trou, j’ai mal au dos, je ne peux pas rentrer, je n’irai pas.
Si je vois que c’est un travail humiliant ou inhumain, je me dirai que je trouverai un autre travail.
J’ai la chance de savoir lire et écrire.

Interviewer : Qu’est-ce que vous pouvez faire par rapport à la colère de votre père ?
Fille : Je comprends sa colère. Après tant d’années, ils sont tous décédés, ils n'ont pas profité de leur retraite.
C’est maintenant qu’on essaye de refaire l’histoire. C’est la reconnaissance qui vient tardivement. On s’intéresse enfin à eux. Mon père a des enfants, des petits-enfants, bientôt des arrières-petits-enfants.


L’amiante Écouter cette séquence

Fille : Son cousin est décédé il y a 4 mois, dû à l’amiante. Et ses enfants se battent pour qu’il ait la pension, parce que lui de son vivant… Enfin, ça a été reconnu que c’était l’amiante. Il avait une pension, mais quand il est mort, il fallait que l’hôpital certifie. Heureusement qu’il avait des enfants. Il n'y aurait eu que la maman, elle n'aurait pas pu faire ces démarches.

Interviewer : Il y a eu d’autres personnes dans la famille touchées par l’amiante ?
Fille : Il y en a beaucoup. C’est pour ça la colère de mon père…
Il y en a beaucoup, ils n'avaient même pas de pension. Nos parents, quand ils sont malades, ils disent ça va aller.

Interviewer : Votre père a quand même essayé de faire reconnaître qu’il souffrait de son travail ?
Fille : Mais les médecins c’est les amis des chefs de chantier. Tout le monde se connaît. Ce qu’il disait, c’est que dès que tu es noir, tu vas voir un médecin, « hé non, tu peux travailler ». Maintenant il a de l’arthrose.

Interviewer : Vous l’analysez comme une injustice économique, ou aussi du racisme ?
Fille : C’est les deux. On peut tomber sur un patron qui n’est pas raciste, mais c’est le système qui veut ça. Ils n’ont pas le choix. Les gens qui rentraient dans ces trous-là, ce n’étaient que des étrangers.


La fierté de travailler Écouter cette séquence

Interviewer : Pas de solidarité entre les gens ?
Fille : Au départ, nos parents, quand ils travaillaient, si un de leurs collègues commence à vouloir arrêter, ils vont dire c’est un feignant. Dans notre culture, un homme doit être travailleur. C’est ça qu’ils ont su exploiter aussi.

Intervention du jeune homme présent :
En fait ils ont exporté la mentalité qu’il y avait là-bas. Dans les champs, en Afrique, les jeunes rivalisaient dans le travail, ils reportent ça ici. Quand ils sont dans le trou, ils rivalisent de bravoure. C’est une transposition de la chose. Ils ne savaient pas que pour eux… Ils ne savaient pas la différence. [fin jeune homme]


La reconnaissance d'un travail difficile Écouter cette séquence

Fille : Qu’il y ait, au moins, la reconnaissance de tout ce qu’ils ont fait. C’est bien quelqu’un qui les a fait, ces bateaux-là. Qu’on essaye de comprendre qui les a fait, ces bateaux, d’où ils venaient, qui ils étaient.

Intervention du jeune homme présent :
Que l’histoire leur rende justice  [fin jeune homme]

Interviewer : Mais d’où elle pourrait venir cette reconnaissance, aujourd’hui ?
Intervention du jeune homme présent : des historiens [fin jeune homme]
Fille : C’est vrai, des historiens, même de la mairie de La Seyne de l’époque. Qui était à la tête de la mairie, qui étaient les chefs du chantier, qui embauchait les gens, qui faisait les contrats ? Je ne sais pas, on peut remonter.
Ou même dire un jour, à La Seyne, ces bateaux-là, ce qui a été construit, ça a été fait en majorité par des sénégalais, par exemple, par des manjak. Même moi, je serais fière de dire à mes enfants : regardez, votre grand-père a participé à ce bateau, ou le chantier...
Je ne sais pas comment dire. En fait, je suis dépassée, parce que papa, j’ai vu qu’il était vraiment…
Ils ont fait un travail dur, pour qu’à la fin ils soient à la limite humiliés, surtout de voir leur retraite aussi, ce qu’ils touchent.

Intervention du jeune homme présent : C’est comme ceux qui sont venus à la guerre et qui meurent après, des rescapés, qui n’ont jamais de reconnaissance. Qui n’ont jamais touché de pension. Sauf que, là, c’était en temps de paix. Ils ont travaillé dans des chantiers, à la sortie ils meurent tous, sans aucune reconnaissance.
La rage qu’ils ont en eux, c’est celle-là aussi. Et des fois la rage qu’ont les petits dans les quartiers, c’est celle-là aussi. C’est de voir que leurs parents ont été exploités et pour quel résultat ?
Donc, des fois, ils ont une rage à se dire, mon père a été exploité, eh bien moi non.
Leur colère, c’est la colère de leurs parents, de tous ces drames qu’ils ont vécu dans leurs familles, de ces silences.
Il y a tellement de souffrance, ils ne parlent plus. Il y a des incompréhensions. C’est un monde de silence, il y a des tabous, des histoires qui sont pas racontées.
Ils n'ont pas le temps de raconter à leurs enfants, de parler de leur passé.
C’est ce drame là qui a construit la France en même temps. La France s’est construite sur la misère d’autres peuples.
Parce que ces gens-là sont venus au départ seuls, sans leurs femmes. Pendant longtemps ils sont restés sans leurs femmes. Un monde les séparait, après.
Ils ont fait des enfants sans se connaître. Ils ne connaissaient plus leurs enfants, ils buvaient.
Dans tout ça, il y a trop de drames.
Nos parents ont fui une guerre aussi. Ils ont fui la Guinée Bissau qui voulait accéder à l’indépendance. Ils ont fui cette guerre parce qu’ils ne pouvaient plus rester. Ils ont embarqué, 14-15 ans, ils sont arrivés en Europe. Ils sont plongés dans le boulot.
Jamais ils n'ont pu avoir une jeunesse, un idéal.
Leur vie a été une vie de sacrifice, noyée dans le chagrin, l’alcool et ainsi de suite.
C’est difficile de parler avec eux, parce que nous on n’est pas attentifs en même temps.
Moi, j’ai écouté parce qu’à un moment j’ai travaillé aux chantiers de Toulon aussi. J’ai vu dans quelles conditions ils travaillaient. J’ai dit c’est bon.
Quand j’ai eu 18 ans, que j’ai quitté l’école. Mais je n’y suis pas resté longtemps. J’ai dit c’est pas des conditions.
Ils me respectaient plus, parce que quand je parlais, ils savaient que je n’allais pas rentrer n’importe où.
Ils m’ont mis dans un truc facile, très facile même. Tu surveilles, simplement. Des fois même je m’endormais.
Mais à nos parents, ils disaient faut rentrer. Une fois il y avait un vieux, c’est à lui de rentrer dans le trou, moi je devais juste rester dehors, surveiller. Je dis non, on inverse les rôles. Il me dit non, le chef a dit… même quand ils étaient malades, ils avaient peur de ne pas rentrer.
Et quand il y avait des intempéries, qu’on leur disait non tu ne rentres pas, ils pleuraient. Parce qu’ils avaient des charges, une famille à nourrir.
Mon père m’a raconté. Il était à l’arsenal de Toulon. C’est difficile. C’est très difficile. [fin jeune homme]